Éric Topona Mocnga, journaliste à la rédaction Afrique francophone de la Deutsche Welle (Bonn, Allemagne), en est convaincu : l’Alliance des États du Sahel (AES) est moins un projet qu’une simple une idée non encore mûrement réfléchie. Résultat, il n’est pas exclu, selon lui, que d’ici quelques mois, les États qui la composent reprennent leur place au sein de la Cédéao.
La médiation confiée à Bassirou Diomaye Faye était annoncée comme celle de la dernière chance. À l’initiative de ses homologues de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), le nouveau président sénégalais s’est employé à ramener les pays de la nouvelle Alliance des États du Sahel (AES) dans le giron de l’organisation sous-régionale. Ils ont réitéré leur volonté de quitter cette communauté régionale qu’ils considèrent comme inféodée aux « puissances étrangères », notamment à la France.
Le chef de l’État du Niger, le général Abdourahmane Tiani, l’a rappelé dans une récente allocution avec clarté et fermeté : « Notre pays a décidé, avec deux autres pays frères, de quitter la Cedeao. ll s’agit d’une décision irréversible, car longuement et mûrement réfléchie.»
Ce propos laconique du chef de l’État du Niger mérite qu’on s’y arrête bien plus que ne l’ont fait jusqu’à présent la plupart des médias et les analyses sur l’Alliance des États du Sahel.
Pourquoi le général Abdourahamane Tiani juge-t-il nécessaire de souligner que cette décision « irréversible » a été « longuement et mûrement réfléchie » ? Il a certainement à l’esprit les nombreuses réserves, y compris parmi les citoyens des pays membres de l’AES, qui estiment que la décision de faire bande à part en Afrique de l’Ouest, en marge de la Cédéao, a non seulement été précipitée, mais n’a justement pas été « mûrement réfléchie ».
Même si théoriquement, le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont jusqu’au 29 janvier 2025 pour rendre leur départ définitif, la Cédéao, ou ce qu’il en reste, lors de son sommet du 15 décembre 2024 à Abuja, au Nigéria, leur a accordé six mois supplémentaires pour réintégrer l’institution communautaire s’ils le souhaitent.
Un départ aux multiples conséquences pour l’AES
Il est indéniable que le départ de ces pays de la Cédéao ne sera pas de tout repos pour eux pour diverses raisons. Il faut d’abord souligner que dans l’histoire des relations internationales, une institution communautaire, même en temps de paix, ne se créée pas sur un coup de sang. Un tel projet doit passer par un long et laborieux processus de maturation.
La décision doit être soupesée au trébuchet des intérêts des peuples qui constituent cet ensemble, aux conséquences qui s’ensuivraient dans les rapports de la nouvelle entité avec les États tiers, enfin aux moyens qui seront consacrés au positionnement, voire au rayonnement de celui-ci sur la scène internationale.
Sans ce travail préalable, à la fois idéologique et diplomatique, mais aussi logistique, une nouvelle entité communautaire ne serait qu’une coquille vide. L’organisation de l’Unité africaine (OUA) devenue l’Union africaine (UA) ainsi que les Communautés économiques régionales (CER) africaines ont été créées au terme d’un long processus diplomatique et de maturation institutionnelle.
La question est de savoir de quel poids diplomatique pourra peser l’Alliance des États du Sahel (AES) à côté des communautés régionales existantes ?
D’autant que la nouvelle AES pâtit d’un déficit de légitimité existentielle si l’on s’en tient à la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance de l’Union africaine adoptée par la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’institution continentale lors de son huitième sommet tenu à Addis-Abeba, en Éthiopie, du 29 au 30 janvier 2007.
Régimes militaires
Fait rare et inédit en Afrique, l’AES est exclusivement constituée de régimes arrivés au pouvoir par des coups d’États militaires, donc qui ne sont pas encore pleinement reconnus par l’Union africaine, ce d’autant plus qu’ils se sont présentés comme des régimes de transition et ont pris l’engagement de rétablir l’ordre constitutionnel.
Par conséquent, la question de la durabilité de l’Alliance des États du Sahel est d’autant plus posée qu’elle est créée par des régimes en théorie transitoires et sans légitimité démocratique.
L’Alliance des États du Sahel, aux dires de ses membres fondateurs, a aussi été constituée pour répondre à la crise sécuritaire grave et croissante à laquelle font face le Burkina Faso, le Mali et le Niger.
Ce constat ne manque pas de pertinence. Mais pour autant, la création d’une entité communautaire nouvelle, qui ferait cavalier seul hors de la Cédéao comme institution communautaire, mais dans le même espace géographique, est-elle viable pour lutter efficacement contre les attaques terroristes et les diverses autres menaces sécuritaires auxquelles sont confrontés la quasi-totalité des pays ouest-africains ? Rien n’est moins sûr.
Le Mali a une frontière commune avec la Côte d’Ivoire et le Sénégal. Le Niger a une frontière commune avec le Nigeria et le Bénin. Le Burkina Faso a une frontière commune avec le Ghana, le Togo, le Bénin, la Côte d’Ivoire. Pour assurer leur sécurité intérieure, les pays de l’AES devront nécessairement conclure des accords de coopération militaire avec ces pays frontaliers membre d’une Cédéao qu’ils auraient quittée. De tels accords, assurément, ne se feraient pas du jour au lendemain.
Qu’arriverait-il si, après leur départ de la Cédéao, des menaces aux frontières de ces États voisins surgissaient ? Une déstabilisation de ces pays de l’AES serait inéluctable.
Économie et monnaie, l’autre paire de manche
La question économique et monétaire est l’autre inconnue que l’AES évoque plutôt en filigrane de ses sorties publiques, sans jamais rassurer les peuples des États membres ni ses potentiels partenaires internationaux. L’AES annonce comme irréversible son départ de la Cédéao, mais demeure membre de l’union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) et continue de faire usage du franc CFA comme monnaie ?
Or, la monnaie est un attribut fondamental de la souveraineté de tout État. Ces trois États iront-ils jusqu’à la création d’une monnaie tripartite ? On ne crée pas une monnaie nationale comme on le ferait pour un logo, un drapeau ou d’une constitution.
Manque de légitimité de ces régimes militaires
Enfin, la création de l’AES n’est pas sans conséquences au niveau de la politique intérieure de ses États membres. Les régimes militaires actuellement au pouvoir dans ces États y sont-ils encore pour une période transitoire ?
La question mérite d’autant plus d’être posée que certaines réformes profondes, qui engagent un État et des peuples sur des décennies, et aux conséquences internes et extérieures considérables, ne sont possibles que pour un pouvoir qui se projette sur le très long terme. Ce n’est pas en théorie le cas des pays membres de l’AES.
Nous pouvons conclure que l’AES demeure, au stade où nous en sommes, une idée, moins qu’un projet, encore moins une architecture en cours d’implémentation. Les conséquences de sa mise en marché sont telles qu’il n’est pas exclu que, dans les mois à venir, les membres de l’AES reviennent à la Cédéao qui n’est pas exempte de tout reproche mais qui aura préalablement fait son aggiornamento.
Éric Topona Mocnga
Courriel: topona.eric@gmail.com.