En Centrafrique, le report des élections de décembre 2025 devient inéluctable

Malgré l’adoption d’une Constitution controversée en 2023, laquelle était censée lui permettre de briguer un troisième mandat, le président centrafricain semble être le prisonnier d’un texte confus. Pour Adrien Poussou, l’inéluctable report des élections montre comment Faustin Archange Touadera s’est retrouvé piégé par ses propres « braconniers » du droit. Tribune

À moins de porter les journées à 72 heures au lieu des 24 réglementaires ou de retarder la progression normale de l’année 2025, de sorte qu’en décembre prochain, on sera encore au mois de juin, il faut parier sur l’impossibilité d’organiser la prochaine élection présidentielle à bonne date.

Il n’est même pas besoin de se fonder sur les propos de l’expert indépendant de l’Onu ni sur ceux des membres de la Mission des Nations unies en Centrafrique (Minusca), pointant tous l’incompétence des membres de l’Autorité nationale des élections (ANE) et leur incapacité à organiser les futures élections pour envisager un tel scénario catastrophe. Pas nécessaire non plus de souligner la réticence des bailleurs de fonds à financer une mascarade. Mais plutôt se référer à l’attitude des tenants du pouvoir, qui semblent déjà intégrés la possibilité d’un glissement du calendrier électoral.

Les ministres de Faustin Archange Touadera ayant pris l’habitude de dire le contraire de ce qu’ils pensent véritablement, les affirmations du porte-parole du gouvernement, Maxime Balalou, qui a admis lors d’une conférence de presse, le 7 juillet, la « quasi-impossibilité » de tenir les élections locales (déjà reportées à 5 reprises) tout en promettant le respect du calendrier des scrutins de décembre 2025 ne constituent pas seulement un aveu d’échec. C’est la preuve que le pouvoir de Bangui tente de préparer les opinions à accepter la prorogation des mandats en cours, tant celui du président de la République que des députés. Et ce que ces tenants du régime essaient de dissimuler, c’est leur intention d’opérer les prorogations dans le cadre du règlement intérieur du MCU pompeusement qualifié de Constitution, adoptée en 2023.

Voilà qui explique et justifie tout autant la peine que je me suis donné pour lire ce texte infect, touffu et confus comme l’esprit des braconniers du droit qui l’ont élaboré. Cela dit, à l’heure où ces lignes sont écrites, je considère toujours la Constitution du 30 mars 2016 comme le Mama ndja (Loi fondamentale) de notre pays. N’empêche que j’ai estimé qu’il était de mon devoir d’éclairer l’opinion publique sur les enjeux juridiques cruciaux auxquels nous sommes confrontés à quelque cinq mois de l’élection présidentielle.

On comprendra pourquoi le cadre juridique qui sera question dans cette tribune est celui établit le 30 août 2023 après un référendum controversé. Étant donné que les tenants du pouvoir invoquent mezzo voce les dispositions de l’article 182 de leur fameux texte pour envisager la prorogation de leur bail à la tête de l’État, la présente tribune commence par l’analyser (I) avant de démontrer pourquoi un report de l’élection présidentielle, sauf dans des circonstances exceptionnelles, ôterait à Touadera le parfum de légalité dont il se prévaut et plongerait le pays dans une impasse institutionnelle (II). La dernière partie esquisserait quelques pistes de solutions pour éviter une énième crise majeure.

I – À propos des dérogations de l’article 182 de leur Constitution

L’article 182 de leur Constitution de 2023 dispose que « lorsque le processus électoral enclenché dans les délais prévus par la Constitution n’aboutit pas, pour cause d’événements imprévisibles et irrésistibles, la tenue des élections avant la fin des mandats du président de la République et des députés, le gouvernement saisit le Conseil constitutionnel aux fins d’une part de constater le risque d’expiration des mandats présidentiels et législatifs, et d’autre part, d’autoriser le président en exercice à conserver ses prérogatives afin de faire organiser les élections. L’Assemblée nationale reste en fonction jusqu’à la fin du processus électoral. »

On le voit, il s’agit ici d’une dérogation exceptionnelle au principe de la continuité des institutions démocratiques imposé par la tenue à bonne date des échéances électorales, permettant une prolongation temporaire du mandat présidentiel et législatif dans des conditions strictement définies. Toutefois, afin de comprendre la portée de cette disposition, qu’on me permette de proposer une définition des termes clés qu’elle suggère, à savoir « événements imprévisibles et irrésistibles ».

A – Événements imprévisibles

De l’avis même des juristes, un événement imprévisible est un fait ou une situation qu’aucune diligence raisonnable n’aurait pu anticiper au moment de l’organisation du processus électoral. Cette notion, tirée de la théorie de la force majeure, implique une absence totale de prévisibilité, même pour les autorités compétentes chargées d’organiser les élections. Par exemple, une catastrophe naturelle soudaine ou un conflit armé d’ampleur imprévue pourrait être qualifié d’imprévisible.

B – Événements irrésistibles

Cependant, toujours selon les praticiens du droit, les vrais, un événement irrésistible est celui auquel il est impossible de s’opposer, même avec des moyens raisonnables. La particularité d’un tel événement c’est qu’il paralyse de manière absolue le fonctionnement des institutions chargées d’organiser les élections, rendant leur tenue matériellement impossible. En droit constitutionnel, cette condition exige que l’événement soit d’une gravité telle qu’il empêche toute alternative organisationnelle.

Ainsi, seuls des événements d’une ampleur exceptionnelle, tels qu’un tsunami ou un tremblement de terre, pourraient paralyser tout ou partie des infrastructures et les institutions nécessaires à la tenue des doubles scrutins de décembre 2025 et répondre aux critères prévus par leur texte de 2023.

Il s’ensuit que des difficultés logistiques, des tensions politiques, une insurrection armée localisée, ou un accident dramatique intentionnellement provoqué au lycée Barthélémy Boganda de Bangui, bien que graves, ne sauraient automatiquement remplir ces conditions, car elles peuvent être anticipées ou surmontées par des mesures adaptées, comme le renforcement de la sécurité et la prévision d’un plan de secours.

En outre, la saisine du Conseil constitutionnel prévue par l’article 182 impose une procédure formelle : le gouvernement doit apporter la preuve que l’impossibilité d’organiser les élections à bonne date ou la nécessité de leur report résulterait directement des événements extraordinaires, et le Conseil doit valider ces raisons avant de proroger temporairement les mandats en cours.

II – De l’impossibilité d’une prorogation des mandats en cours et de l’illégalité d’un troisième mandat de Faustin Archange Touadera

Inutile de rappeler que Faustin Archange Touadera a prêté serment à deux reprises (en 2016 et 2021) sur la Constitution du 30 mars 2016, dont l’article 153, interdit expressément toute révision concernant le nombre et la durée des mandats présidentiels.

Comme on le sait, en inscrivant ces dispositions dans la Loi fondamentale, les constituants de l’époque visaient à garantir une alternance démocratique à la tête du pays et à proscrire toute tentative de confiscation du pouvoir. Il va sans dire que même si la suppression de cette disposition par leur fameuse Constitution de 2023 offre théoriquement à Faustin Archange Touadera la possibilité de briguer un troisième mandat, cette possibilité est frappée d’illégalité absolue.

D’abord, parce que la modification constitutionnelle avait été entachée de nombreuses irrégularités, notamment l’éviction de la présidente de la Cour constitutionnelle, Danièle Darlan et le non-respect d’une décision insusceptible de recours de la Cour constitutionnelle.

Ensuite, le serment prêté par Faustin Archange Touadera à deux reprises sur la Constitution de 2016 engage sa responsabilité morale et politique. Faut-il le rappeler, il s’était engagé à « observer scrupuleusement la Constitution » et à « ne jamais exercer les pouvoirs qui [lui] sont dévolus par la Constitution à des fins personnelles ». Même si chez lui la parole donnée n’a aucune espèce de valeur, son double serment constitue un contrat solennel avec le peuple centrafricain qu’il est tenu de respecter.

Autrement dit, toute tentative de sa part de s’appuyer sur la révision constitutionnelle illégitime de 2023 pour briguer un troisième mandat est une rupture de ce contrat, une atteinte aux institutions républicaines et un acte susceptible d’aggraver l’instabilité dans notre pays, déjà fragilisé par des années de conflit.

Enfin, Faustin Archange Touadera et les siens ne pourraient même pas invoquer l’article 81 de leur Constitution de 2023 qui a défini les cas de vacance de la présidence de la République pour envisager un report des prochains scrutins. L’un des alinéas de cet article dispose que « la vacance de la présidence de la République n’est ouverte que par le décès, la démission, la destitution, la condamnation du président ou par son empêchement définitif d’exercer ses fonctions conformément aux devoirs de sa charge. »

À l’évidence, aucun des cas prévus par les dispositions de cet article ne s’applique à une situation où l’incompétence du pouvoir entraîne le report des élections, sans compter que les limitations sont strictement encadrées et ne concernent que des situations affectant directement la personne du président de la République ou sa capacité à exercer ses fonctions.

En d’autres termes, si par extraordinaire, Faustin Archange Touadera et les siens tentent de s’appuyer sur l’article 182 de leur Constitution afin de proroger son mandat, cela constitue une violation flagrante de leur fameux texte puisque l’article 81 n’offre aucune base juridique pour maintenir un président en fonction au-delà de son mandat sans élection, sauf dans les cas précis énoncés.

Éviter l’impasse politique

Il ne fait l’ombre d’aucun doute que notre pays se trouve à la croisée des chemins. Si, comme on le craint, l’élection présidentielle n’est pas organisée dans les délais prévus, sauf cas d’événements imprévisibles et irrésistibles d’une gravité exceptionnelle, le régime de Touadera tombe de l’illégalité, violant à la fois « sa » Constitution concoctée par ses braconniers du droit en 2023 et son double serment.

Ni l’article 182 de leur « règlement intérieur », encore moins les dispositions de l’article 81 n’offrent une échappatoire pour proroger les mandats de président et des députés au-delà des limites légales. Face à cette menace d’impasse politique, et afin d’éviter à notre pays de faire un grand saut dans l’inconnu, le génie centrafricain droit être en mesure de trouver des solutions respectant l’État de droit, c’est-à-dire le respect des règles qu’on s’est librement doté.

Et le dialogue politique réclamé à cor et à cri par les leaders du Bloc républicain pour la défense de la Constitution du 30 mars 2016 (BRDC) demeure la voie royale conduisant à la paix et la stabilité. À l’issue de ce rendez-vous de la dernière chance, qui doit permettre la tenue d’élections inclusives, Faustin Archange Touadera devra s’engager à ne pas briguer un troisième mandat illégal. En contrepartie, la communauté nationale adoptera un mécanisme lui garantissant protection et tranquillité à la fin de son mandat

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