Si l’argent est notoirement reconnu comme le nerf de la guerre, on peut affirmer sans caricature ni exagération que, dans la guerre que mène la Russie de Vladimir Poutine contre l’Ukraine, les hydrocarbures sont véritablement le nerf de la guerre qui soutient les ambitions expansionnistes et hégémoniques du maître du Kremlin. Éric Topona Mocnga, journaliste à la rédaction Afrique-francophone de la Deutsche Welle, à Bonn (Allemagne)
Lorsque Vladimir Poutine lance son armée à l’assaut du Kremlin, dans une sorte de croisade impériale que Moscou nomme par un curieux euphémisme « Opérations militaires spéciales », ils ne sont pas nombreux à risquer un pari sur la capacité de l’économie russe à résister à l’avalanche de sanctions qui s’abattent sur ses sources de recettes. Elles viennent quasiment de toutes les puissances les plus influentes du monde occidental, notamment les États-Unis, l’Union européenne, y compris la Suisse, mondialement reconnue comme la plaque tournante des négociants en matières premières.
Au moment où l’ancien ministre français de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, annonce, fin février 2022, avec grande assurance : « Nous allons mettre l’économie russe à genoux», au point de faire sortir de ses gonds le vice-président russe Dimitri Medvedev, certains analystes, à l’instar de l’internationaliste Bertrand Badie, professeur émérite à l’Institut d’études politiques de Paris et enseignant-chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), sont moins catégoriques.
Interdiction de l’UE…
Depuis 2022, l’Union européenne a interdit l’acquisition du pétrole russe au-dessus de 60 dollars le baril. Tous les acteurs de la chaîne de commercialisation des hydrocarbures, qu’il s’agisse des banques, des armateurs ou des assureurs, ont donc pour obligation de se soustraire de toute transaction qui ne respecterait pas ce plafond. A posteriori, on réalise que Moscou n’a guère été pris de cours par ces sanctions économiques.
… et navires-fantômes russes
Tout au contraire, il est avéré aujourd’hui que Moscou dispose d’une importante flotte de navires-fantômes, de divers pays, mobilisables à volonté, pour écouler ses hydrocarbures vers ses grands clients que sont entre autres l’Inde et la Chine.
Réagissant aux récentes sanctions du président américain Donald Trump à l’encontre de deux des plus grandes entreprises pétrolières russes, Vladimir Poutine, même s’il reconnaît que celles-ci ne seront pas sans conséquences sur l’économie de son pays, n’a pas semblé en être affecté outre mesure.
Stratégie de contournement
En effet, la Russie ne dispose pas seulement d’une importante flotte de navires-fantômes, mais aussi de très importants relais sur la scène internationale, qui lui permettent de contourner ces sanctions. Cette stratégie de contournement des sanctions n’est pas une exclusivité russe. Elle est mise à contribution par des États très en vue, soumis à des sanctions économiques internationales, à l’instar de l’Iran, de la Corée du Nord ou du Venezuela.
Selon la revue Brève Marine (no 284) du Centre d’études stratégiques de la Marine française, « Les États concernés ont donc mis en œuvre une stratégie d’évitement reposant sur la création de sociétés-écrans d’armateurs, ne disposant pour certaines que d’une simple adresse postale et ne gérant parfois qu’un unique navire. La structure légale de ces entités rend par ailleurs souvent complexe l’identification de leurs propriétaires réels.
Ces sociétés achètent de vieux navires qu’elles renomment ensuite pour les faire naviguer sous un pavillon de complaisance. Ce phénomène s’est notamment traduit en 2023 par une hausse de prix historique des tankers d’occasion de catégorie Aframax, les achats étant réalisés par des armateurs non identifiés dans 38 % des ventes. »
C’est ainsi que, entre le 22 et le 25 septembre 2025, un pétrolier de la flotte fantôme russe battant pavillon béninois a navigué au large des côtes du Danemark. Ce même pétrolier fantôme russe avait été arraisonné au large de Saint-Nazaire, en France. Pourtant sous sanctions de l’Union européenne, ce navire nommé Pushpa, notamment son équipage, a été inculpé par la justice maritime française pour « délits maritimes », « défaut de justification de la nationalité du navire/pavillon » et « refus d’obtempérer ».
Des navires vétustes présentant de graves risques
Ces navires de la flotte fantôme russe ne sont pas seulement sous les feux de la critique à cause du contournement des sanctions économiques contre la Russie. Ils sont pour la plupart défectueux, parce que de seconde main et usés, et présentent par conséquent de graves risques aussi bien pour le personnel navigant que pour l’environnement, notamment la biodiversité marine.
Le 15 décembre 2024, un navire battant pavillon russe, qui reliait la mer d’Azov à la mer Noire, a sombré dans une violente tempête, libérant dans un détroit 4 900 tonnes d’hydrocarbures. Or ce navire vétuste n’était pas approprié pour une navigation de cette envergure. Des naufrages de cargaisons de fioul russe de cette nature sont loin d’être isolés.
La Russie s’appuie sur la complaisance ou la perspective de substantielles rentrées financières qu’elle fait miroiter à certains États africains dans lesquels l’opacité est la règle. Pour la seule année 2024, 40 navires battant pavillon gabonais ont accosté dans les ports russes, selon des informations recueillies par Radio France Internationale (RFI) sur un total de 95 autres mobilisables par la Russie.
Il reste donc à voir si les « sanctions secondaires » incluses dans le récent train de sanctions américaines contre le pétrole russe dissuaderont ces États qui servent de prête-noms en vue de la commercialisation du pétrole russe. D’ores et déjà, on relève une rétractation progressive de certains clients chinois et indiens de Moscou.



