C’est une dimension insuffisamment prise en compte par de nombreuses analyses qui se penchent sur l’offensive géopolitique russe en Afrique subsaharienne. La Russie n’est pas à la conquête de l’Afrique par le seul moyen des armes, mais aussi par la conquête des âmes africaines afin de s’imposer durablement dans ce continent aux enjeux géostratégiques majeurs, pour le présent comme pour le futur. Éric Topona
Cette vision du monde de Vladimir Poutine passe par l’Église orthodoxe russe. Jusqu’à présent, seules les « Maisons de la Russie » en Afrique, implantées sur le modèle des Instituts Confucius de Pékin, sont observées de près. Or, Moscou a compris, comme par ailleurs la colonisation européenne au XIXe siècle, que l’Afrique est une terre de forte spiritualité et qu’elle n’a jamais cessé de l’être. Le patriarcat orthodoxe de Moscou tisse ainsi discrètement, mais efficacement, sa toile spirituelle sur le continent africain, avec l’ambition clairement affirmée d’initier un vaste mouvement de russification des âmes africaines.
La RCA, laboratoire d’expérimentation
Pour y parvenir, la Russie de Poutine a choisi certains pays africains comme laboratoire d’expérimentation, plus précisément la République centrafricaine. Ce choix n’est pas le fait du hasard. Comme a su le faire le groupe paramilitaire Wagner, le patriarcat orthodoxe de Moscou a bien intégré qu’il est plus aisé de se déployer dans des pays où les structures étatiques d’encadrement sont déliquescentes. Il s’agit également de pays traversés par un profond sentiment de désespérance. En ce sens, la RCA est un terreau fertile pour l’implémentation de l’Église orthodoxe russe en Afrique.
Cette démarche de conquête tous azimuts des consciences en Afrique en ce XXIe siècle n’est pas nouvelle. Le patriarcat de Moscou a sans doute beaucoup appris de la déferlante des mouvements évangéliques, anglo-saxons, notamment en provenance des États-Unis, au moment même où les politiques ultralibérales inspirées par le Consensus de Washington détruisaient le tissu économique et les acquis sociaux dans de nombreux pays africains. Ces mouvements néo-chrétiens pouvaient alors facilement s’implanter en Afrique pour la conquête des esprits. Ils y sont toujours.
Vision idéologique du monde
Au-delà de cette comparaison historique, la vague de conversion des Africains à la religion orthodoxe, sous la bannière du patriarcat de Moscou, participe de l’essence même de la vision idéologique du monde de Vladimir Poutine. En effet, le chef de l’État russe est un nostalgique de la Russie impériale. Face à l’effondrement du communisme soviétique et la disparition des grands récits idéologiques, Poutine a trouvé dans l’Église orthodoxe russe une idéologie de substitution à travers laquelle peut être vendu le narratif géopolitique russe au reste du monde, notamment en Afrique.
La démarche expansionniste de la religion orthodoxe russe en Afrique subsaharienne est donc cette déclinaison d’un soft power russe qui ne fait guère mystère de ses ambitions. Derrière une kyrielle d’investissements dans le social, l’éducation ou la santé, il s’agit de promouvoir l’image d’une Russie proche des Africains. Une stratégie clairement assumée par le patriarche Kirill de Moscou, en juillet 2023 à Saint-Pétersbourg à l’occasion du sommet russo-africain : « En développant nos activités pastorales, nous nous efforçons d’apporter notre contribution au renforcement des liens entre la Russie et l’Afrique, et d’améliorer le bien-être des populations. Partout où nos paroisses s’ouvrent, il y a de nouvelles écoles, des puits d’eau, des sous-stations électriques, des hôpitaux et des centres culturels. »
Bientôt une cathédrale de l’Église orthodoxe à Bangui
Pour revenir à la République centrafricaine, de plus en plus de citoyens de ce pays sont gagnés par le culte orthodoxe, dont le point d’orgue sera la construction d’une cathédrale monumentale à Bangui. Un tel investissement n’est pas seulement architectural ou une implantation de circonstance. Il s’agit d’en faire l’épicentre d’un déploiement vers les autres pays du centre de l’Afrique où la propagande et la désinformation russes sont extrêmement actives.
Il n’est d’ailleurs pas surprenant qu’en RCA, dans une école maternelle de confession orthodoxe, un prêtre distribue aux élèves des drapeaux russes, devant les caméras d’une chaîne de télévision de son pays. De telles images sont destinées aux citoyens russes, à l’effet de les convaincre que la Russie sous Poutine retrouve sa grandeur d’autrefois, sous la conduite éclairée de son nouveau Tsar.
Schisme entre ces deux pôles majeurs de l’Église orthodoxe mondiale
Cette progression de la présence orthodoxe russe en Afrique n’est cependant pas cantonnée à l’Afrique centrale. Elle est également perceptible en Afrique de l’est et en Afrique occidentale, sur fond de rivalités géopolitiques entre le patriarcat de Moscou, fidèle au Kremlin, et le patriarcat d’Alexandrie, plus proche de la Grèce et dont l’implantation en Afrique est bien plus ancienne. Mais le conflit russo-ukrainien s’est traduit par une sorte de schisme entre ces deux pôles majeurs de l’Église orthodoxe mondiale.
De ce prosélytisme de l’Église orthodoxe russe en Afrique, qu’il faudra observer avec la plus grande attention dans les mois et les années à venir, il faut garder à l’esprit ce constat de Nicolas Miletitch dans ce numéro de la Revue des Deux Mondes intitulé Le Kremlin et le Patriarcat. Pouvoir et Orthodoxie dans la Russie de Vladimir Poutine : « L’alliance de l’Église orthodoxe et du Kremlin est l’un des piliers de la nouvelle Russie de Vladimir Poutine. »



