Pour Éric Topona Mocnga, journaliste à la rédaction Afrique francophone de la Deutsche Welle (Allemagne), au-delà de la fabuleuse trajectoire qui a porté à la magistrature suprême Bassirou Diomaye Faye, force est de reconnaître que deux acteurs majeurs ont sauvé la démocratie sénégalaise et la stabilité du Sénégal : le Conseil constitutionnel et le peuple sénégalais. 

Il y a deux ans, les Lions de la Teranga, l’équipe nationale de football fanion du Sénégal, étaient sacrés champions d’Afrique. Le retour au pays natal des coéquipiers de Sadio Mané avait donné lieu à des scènes de joie hystériques autour des vainqueurs et de leur chef d’État, Macky Sall, comme le pays en avait rarement connu depuis près d’une décennie. Dans la mémoire collective du Sénégal, le souvenir de moments semblables de ce peuple en fusion remontait au second tour de l’élection présidentielle de 2012, qui avait porté au pouvoir Macky Sall, face à son parrain et mentor Abdoulaye Wade. 

Ironie de l’histoire, en 2024 c’est le départ et la défaite du poulain de Macky Sall, Amadou Ba, qui sont fêtés en même temps que la victoire triomphale de Bassirou Diomaye Faye, élu en partie avec le soutien d’Abdoulaye Wade et des militants de sa formation politique, le Parti démocratique sénégalais (PDS).

Volonté de rester maître du jeu

Comment Macky Sall a-t-il espéré réussir avec des arguties juridiques et de curieuses contorsions politiciennes là où son prédécesseur, Abdoulaye Wade, s’était heurté à l’opposition frontale d’une masse critique de Sénégalais dont il fut d’ailleurs le chef de file ? Comment celui qui fut tour à tour ministre de l’Intérieur, Premier ministre et président de l’Assemblée nationale avant d’être président de la République n’a-t-il pas su prendre le pouls du pays et subodorer la bourrasque qui aura emporté les espoirs de son camp et de ses partisans les plus zélés ?

Le chef de l’État sortant s’est longtemps défendu, non sans raison valable de l’accusation, de vouloir rempiler pour un troisième mandat anticonstitutionnel, lorsque certains de ses adversaires politiques lui ont fait le procès d’être à l’origine des déboires judiciaires du leader des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF), Ousmane Sonko, afin de se défaire de l’adversaire le plus redouté par son camp pour la présidentielle à venir.

Au demeurant, aussitôt faite son annonce solennelle de ne pas solliciter les suffrages des Sénégalais pour un troisième mandat, Macky Sall aura dans le même temps multiplié les initiatives politiques et les signaux clairs sur sa volonté de demeurer le maître du jeu politique.

La décision, prise par son gouvernement fin juillet 2023, de dissoudre le PASTEF, de décapiter sa direction et d’embastiller des centaines de ses militants parmi lesquels Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye, a fini de convaincre les plus sceptiques sur la volonté inflexible du chef de l’État sortant d’organiser une élection présidentielle sur mesure et qui garantirait à son dauphin, Amadou Ba, voire à son camp, la victoire et la conservation du pouvoir. Au point de jeter l’opprobre sur le Conseil constitutionnel et de s’arroger de fait les pleins pouvoirs.

A posteriori, force est de reconnaître que deux acteurs majeurs ont sauvé la démocratie sénégalaise et la stabilité du pays : le Conseil constitutionnel et le peuple sénégalais. 

Les juges constitutionnels, régulateurs de la démocratie sénégalaise 

La réponse favorable des sept juges constitutionnels, après leur saisine par des organisations de la société civile et des formations politiques opposées au report de la présidentielle, a eu le double mérite de rappeler à l’exécutif la règle de droit et, de manière subtile, de laisser au chef de l’État en exercice une porte de sortie qui ne donnerait pas l’impression d’empiéter sur ses prérogatives constitutionnelles. 

Il a fallu que le « dialogue national » convoqué quelques jours plus tard décide, sans qualité juridique ni légitimité politique, de reporter la présidentielle au 30 avril 2024 pour que, faisant office de juge suprême de paix, le Conseil constitutionnel, après une seconde saisine, fixe d’autorité la date de la présidentielle au 31 mars avant que le chef de l’État consente à l’avancer au 24 mars.

Cette passe d’armes juridico-politique a grandi l’office du juge constitutionnel au Sénégal, comme on ne l’a plus vu ces dernières années en Afrique subsaharienne. Dans certains pays d’Afrique, quelques juges constitutionnels ont même fait allégeance à des juntes militaires dont ils ont reçu la prestation de serment. Les juges constitutionnels sénégalais ont eu le mérite de jouer leur rôle de régulateurs de la vie institutionnelle, mais surtout de régulateurs et de gardiens du temple de la démocratie sénégalaise.

Dans ce même esprit, le peuple sénégalais n’aura pas été en reste. Le taux élevé de participation a été un facteur décisif pour désamorcer d’éventuelles contestations postélectorales, en plus d’avoir donné au candidat vainqueur une majorité claire. Une victoire à l’arraché de Bassirou Diomaye Faye aurait probablement dissuadé Amadou Ba de reconnaître sa défaite en milieu de journée et de féliciter le vainqueur dans la foulée. La discipline de ses partisans et l’acceptation de la défaite ont rendu possible le climat de paix qui règne actuellement au pays de la Teranga.

Faire de la politique autrement 

Au-delà de la fabuleuse trajectoire qui a porté à la magistrature suprême Bassirou Diomaye Faye, l’élection présidentielle sénégalaise est porteuse d’enseignements pour tous les États africains qui se sont convertis à la vulgate des années 1990 sur la nécessaire conversion à la démocratie. 

Toute démocratie demeure fragile et aura toujours suspendu au-dessus de sa tête, comme une épée de Damoclès, l’hubris du pouvoir des hommes politiques. Preuve en a été faite aux États-Unis avec Donald Trump et au Brésil avec Jair Bolsonaro. 

C’est la force de conviction démocratique des hommes qui donne aux institutions leur force. C’est en ce sens que le peuple sénégalais et les juges du Conseil constitutionnel auront fait échec à la tentative de coup d’État constitutionnel de Macky Sall. La démocratie n’est pas un acquis qui serait ad vitam aeternam à l’abri des soubresauts et des contingences de l’histoire. Il s’agit en réalité d’un processus dont les fondements pourraient vaciller à tout moment du fait de la volonté d’un homme ou d’un clan habités par la tentation du pouvoir perpétuel. 

Dans ses mémoires, l’ancien président Abdou Diouf, informé de sa défaite face à Abdoulaye Wade, relate la tentation de quelques-uns de ses partisans d’inverser le verdict des urnes en sa faveur pour le maintenir au pouvoir. Son opposition ferme à cette tentative de tripatouillage électoral a évité au Sénégal un drame dont nul n’aurait pu prédire l’issue.

Enfin, il n’est pas excessif de dire que le peuple sénégalais n’a pas seulement rejeté le pouvoir sortant, mais a également exprimé une volonté profonde de voir les entrepreneurs politiques « faire de la politique autrement » et aussi l’impératif d’un renouvellement générationnel de son personnel politique. Qu’il s’agisse de Khalifa Sall ou d’Idrissa Seck, les ténors de la politique sénégalaise qui occupent le devant de la scène depuis des lustres ont subi chacun une déculottée sans précédent, parfois dans ce qui passait jusqu’à présent pour leurs fiefs électoraux.

La tâche qui attend le nouveau chef de l’État est, à n’en pas douter, gigantesque, tant et si bien qu’il est fort peu probable qu’il bénéficie d’un État de grâce, tout au moins sur des terrains tels que l’exemplarité dans la gestion de la fortune publique et la mise en place de politiques véritablement redistributives pour les couches les plus vulnérables de la population sénégalaise.