Burkina Faso, l’État fantôme

Alors qu’il était censé prendre à bras-le-corps l’urgence sécuritaire, le président autoproclamé Ibrahim Traoré s’est lancé dans de stériles combats et a choisi, sans l’assumer auprès de ses compatriotes, de se mettre sous la coupe de Moscou. Pendant qu’il est occupé à changer de maître, le pays se meurt. 

Les chiffres du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) font froid dans le dos : chaque jour, plus de cinq cents Burkinabè entrent au Mali, soit plus de cinquante mille recensés depuis le mois de décembre 2023. Ces personnes fuient le Burkina Faso, en proie à des violences aveugles qui endeuillent le pays. Un pic important a été atteint depuis le début du mois de mars dernier. Ce qui interpelle, c’est le fait que ces réfugiés burkinabè arrivent dans un Mali lui-même confronté à une insécurité endémique et qui peine à répondre à leurs besoins élémentaires. Si ces personnes, qui sont pourtant conscientes de ne pas être à l’abri de l’autre côté de la frontière sont obligées de fuir, c’est bien la preuve qu’elles ne savent pas à quel saint se vouer. Autant fuir l’enfer pour se réfugier au purgatoire. Ces familles n’ignorent pas qu’elles peuvent recroiser des horreurs au Mali, mais il faut se protéger des attaques terroristes ainsi que des opérations de représailles menées par l’armée burkinabè et ses supplétifs des Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), formés de villageois recrutés par les putschistes pour contribuer à la lutte antiterroriste. 

Un des réfugiés, originaire du village de Bouro, près de Djibo, où un massacre a été commis en décembre dernier, a témoigné au micro de Radio France Internationale (RFI) : « Dans notre village, des gens sont venus pour tuer. Il y avait des motos, des voitures, ils étaient armés, mais on ne sait pas qui ils étaient. Ils ont tué beaucoup d’hommes, des femmes, des enfants… ils ont tué les gens. Dans ma famille, tout le monde ne s’en est pas sorti. Ma mère, une de mes sœurs et l’un de mes frères ont survécu. Les autres, ils les ont tués. Rien que dans ma famille, ils ont tué 25 personnes. Alors, nous avons fui, nous ne pouvions pas rester. » Cet homme a fini par gagner le Mali et la ville de Sévaré au mois de février dernier. Pour déterminer les responsables de ce massacre, les regards se sont tournés vers les militaires burkinabè, qui étaient en opération dans la région à cette période. Toutefois, aucune preuve définitive n’est venue étayer une thèse ou une autre sur l’identité des assaillants. Il n’est pas vain d’observer que depuis 2015, le Burkina Faso est pris dans une spirale de violences attribuées aux jihadistes liés à Al-Qaïda et à l’organisation État islamique (EI) mais aussi à l’armée régulière. Ces forces multiplient les attaques meurtrières ayant déjà fait des milliers de morts – civils et militaires – et plus de deux millions de déplacés internes, selon les chiffres communiqués par les organisations non gouvernementales.

S’il se trouve des sceptiques pour remettre en question la véracité du témoignage de ce réfugié, c’est oublier les propos du chef de l’État bissau-guinéen, Umaro Sissoco Embaló. En juillet 2023, celui-ci avait déclaré que « ce qu’il se passe au Burkina Faso est lamentable, et certains finiront devant la Cour pénale internationale. On ne peut pas massacrer tout un village et stigmatiser toute une ethnie, au risque que cela ressemble à un génocide. Cela doit cesser. » On peut le voir, ces paroles n’ont pas été prononcées par un simple quidam en mal de publicité. Elles émanent d’un chef d’État en fonction qui connaît le poids des mots et leur importance, qui se garderait bien de mettre à l’index un pays « frère » si la situation dans laquelle le Burkina Faso s’est retrouvé ne lui faisait pas de la peine ou n’était que de simples rumeurs colportées par les ennemis de la junte au pouvoir. Le président Umaro Sissoco Embaló, qui est lui-même un officier général, a reconnu que depuis l’arrivée au pouvoir du capitaine Ibrahim Traoré, les dirigeants du Burkina Faso se sont égarés. Alors que « ni la rue ni les blogueurs sur les réseaux sociaux ne doivent contrôler le pouvoir. La gestion de l’État doit se faire avec sagesse ». 

Changement de maître non assumé 

Or, le 2 octobre 2022, dès après son coup d’État – le deuxième en près de neuf mois –, Ibrahim Traoré avait reproché à son prédécesseur, le lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba, de s’être détourné des promesses faites au peuple burkinabè et d’avoir été incapable d’obtenir des résultats concrets dans le domaine de la sécurité. Il avait surtout insisté sur sa « détermination » à combattre les jihadistes, qui contrôlent environ 40 % du pays. Malheureusement, cette promesse ne s’est jamais concrétisée ; le chef de la junte, que beaucoup avaient acclamé au moment du putsch, éprouve tout le mal du monde à stopper les attaques récurrentes des jihadistes, à juguler l’instabilité chronique dans laquelle son pays s’est installé et à rassurer les populations civiles meurtries. 

Plus consternant encore, son gouvernement se refuse à publier le bilan des massacres et traîne les pieds pour rendre public des communiqués présentant les condoléances aux familles éplorées. Rien que pour cette année 2024, il y a eu une dizaine d’attaques terroristes et des centaines de morts. Aucun geste de compassion de la part des autorités, aucun message du président de la transition ne sont venus marquer la solidarité nationale avec les victimes. En revanche, quand il y a eu l’attentat terroriste dans la proche banlieue de Moscou, le 22 mars dernier, Ibrahim Traoré s’est empressé de transmettre un message de condoléances à Vladimir Poutine. La vie d’un citoyen russe est-elle supérieure à celle d’un Burkinabè, s’interroge un leader politique local. Il faut se moquer du chef de la junte, qui a changé de maître, et s’en cache vis-à-vis de sa propre population. Une centaine de soldats russes sont arrivés depuis dans le pays, notamment sur la base de Loumbila (nord-est de Ouagadougou), mais les officiels burkinabè continuent de nier toute coopération militaire avec la Russie et toute présence d’éléments envoyés par Moscou sur leur territoire. 

C’est la preuve qu’Ibrahim Traoré a complètement oublié la raison principale de son coup de force : le retour de la sécurité dans son pays. Le chef du Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (MPSR, organe dirigeant de la junte) s’est laissé entraîner dans une crise ouverte avec les partenaires traditionnels du pays, à commencer par la France, pour se lier aux mercenaires du groupe paramilitaire russe Wagner plutôt que privilégier l’armée régulière. À l’instar des colonels maliens, le capitaine Traoré, faute de résultats probants dans la lutte contre les jihadistes, s’est retranché derrière un pseudo-nationalisme qui vise également à masquer un manque de légitimité. On assiste à la reproduction, presque à l’identique, des méthodes éprouvées à Bamako, consistant à multiplier les fronts, alors qu’il serait plus simple et plus constructif de consacrer toute son énergie à la seule priorité qui vaut tous les sacrifices : la lutte effective contre les menaces terroristes.

Ibrahim Traoré s’est détourné de la mission dévolue à la transition – la restauration de la sécurité, donc – et se comporte en chef d’État ayant reçu l’onction du suffrage universel qui lui confère la légitimité nécessaire pour dénoncer les accords militaires ou engager le pays dans des alliances stratégiques. Alors que personne ne lui a confié ce mandat et que ce n’est d’ailleurs nullement la vocation de la transition, qui est un quasi-régime, il s’est même assigné des missions. Il est bien loin le temps où le président autoproclamé laissait entendre qu’il n’avait aucune intention de confisquer le pouvoir. Un an et demi plus tard, le capitaine putschiste continue toujours de gérer les « affaires courantes » qu’il avait promises à l’époque « d’expédier » avant de se retirer. Mieux ou pire, il n’évoque même plus l’éventualité de laisser le pouvoir, encore moins la possibilité d’organiser des élections dans un délai raisonnable : il s’est imposé au Burkinabè. Commentaire d’un de ses anciens compagnons : « Dès le lendemain de son installation dans les ors de la République, nous avons compris que c’était un manipulateur qui nous avait menés en bateau pour prendre la tête de notre mouvement ». Aujourd’hui, il ne supporte pas les têtes qui dépassent et se méfient de tout le monde. Il voit les complots partout et à défaut il en invente afin d’écarter ceux qui gênent ses ambitions. 

Tournant autoritaire 

L’atmosphère de tension artificiellement entretenue par le chef de la junte, les incidents avec la presse, le tournant répressif dans lequel s’est engagé son régime, en plus de faire de la mauvaise publicité au « pays des hommes intègres », jette un voile de discrédit sur ses actions. En clair, le durcissement du régime de la transition n’agit pas uniquement comme un accélérateur de l’isolement du capitaine Ibrahim Traoré mais contribue aussi à le fragiliser. Pour la simple et bonne raison que les menaces, les intimidations comme la campagne d’enrôlement forcé au sein de l’armée et de la milice gouvernementale visant les journalistes, les opposants et les forces vives de la nation (lancée depuis novembre 2023) dans le cadre de la guerre contre les jihadistes, n’est pas sans rappeler, comme l’a évoqué un analyste, les méthodes de conscription utilisées par l’administration coloniale française pendant le premier conflit mondial. On est étonné de constater que cela a échappé au président autoproclamé qui se prétend un anti-impérialiste fervent. 

Encore faut-il qu’il comprenne que dans un État dit de droit, toutes les libertés, d’opinion et de la presse en tête, sont protégées non seulement par l’État, mais aussi de l’État. Ce qui signifie que les citoyens ne peuvent être exposés à l’arbitraire de la police, de l’administration ou des représentants du gouvernement, et qu’ils ont d’ailleurs à leur disposition un arsenal juridique pour contrer les agissements des pouvoirs publics ou les lois qui violent leurs droits élémentaires. Malheureusement, aujourd’hui, au Burkina Faso, la justice, qui est un pilier de l’État de droit, fait pâle figure. Les décisions rendues par les juges contre l’arbitraire du régime de transition ne sont nullement respectées. Ibrahim Traoré préfère les ignorer parce qu’il pense que l’État burkinabè se limite désormais à sa modeste personne. Elle est bien loin l’époque où le Burkina Faso était craint et respecté dans la région. Le « pays des hommes intègres » a perdu de sa superbe. Il ne reste plus rien de l’État, pas même l’élégance du concept ou ses reflets de naguère. 

La Rédaction 

  • Le Courrier Panafricain

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