Au Tchad, des interrogations sur l’efficacité de la diplomatie

Le Tchad n’a pas réussi à faire élire son candidat à la tête de l’Agence pour la sécurité de la navigation aérienne en Afrique et à Madagascar (ASECNA). Au-delà des réactions indignées et des théories du complot suscitées par cette défaite dans les médias nationaux et les discussions de salon entre Tchadiens, Éric Topona Mocnga, journaliste au Programme francophone de la Deutsche Welle, spécialisé dans les questions politiques et géopolitiques en Afrique et dans le monde, livre son analyse.

Le Gabonais Prosper Zo’o Minto’o, ancien directeur du Bureau régional pour l’Afrique centrale et occidentale de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) élu fin septembre à la direction de l’ASECNA face au Tchadien Adoum Younousmi prendra ses fonctions le 1er janvier 2025.

Mais au Tchad, certains n’ont pas manqué de voir la main de la France derrière la défaite de leur compatriote. Rappelons que Paris, qui est membre fondateur de l’ASECNA (institutionnalisée sous forme d’établissement public par la Convention de Saint-Louis du Sénégal signée le 12 décembre 1959 et modifiée par la Convention de Dakar du 25 octobre 1974), lui assure également, par l’intermédiaire de l’Agence française de développement (AFD), un soutien technique.

Qu’a fait le Tchad pour la victoire de son candidat ?

Dans le cadre de sa mission, l’ASECNA fournit des services de navigation aérienne dans l’espace de ses États membres, notamment en ce qui concerne les informations de vol, la gestion de certaines installations au sol, la météorologie, les moyens de lutte contre les incendies, etc. C’est dire que le pays dont le ressortissant accède à la direction de l’agence bénéficie forcément des retombées diplomatiques et d’une renommée au niveau international. Cependant, il est important de se demander si la candidature du Tchad a été en mesure de remporter la victoire face à celle du Gabon ? À cette question, on est tenté de répondre par la négative.

D’ailleurs, il convient de rappeler que l’ancien directeur général de l’Autorité nationale de l’aviation civile du Tchad (ADAC) Mahamat Awaré Neiss avait été désigné en 2022 par le président de la République, Mahamat Idriss Déby Itno, comme candidat du Tchad à ce poste. Le soutien unanime des États membres de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC) a été accordé à cette candidature lors du dernier sommet des chefs d’État de l’organisation communautaire tenu à Yaoundé, au Cameroun, le 17 mars 2023. Alors que le candidat désigné était en train de faire campagne, il a été remplacé, contre toute attente, par l’ancien ministre des Infrastructures, Adoum Younousmi.

En ce qui concerne les critères d’éligibilité à la direction générale de l’ASECNA, tels que définis par sa Convention, dans son chapitre IV, article 19, il est spécifié que le « directeur général doit avoir une formation en aéronautique et une grande expérience professionnelle jointe au sens du commandement. Il est nommé par le Conseil d’administration après désignation par le Comité des ministres. »

Notons donc que le candidat choisi par le Tchad, à la différence de celui initialement proposé, n’est pas un expert en aéronautique mais plutôt en travaux publics. D’autre part, le postulant du Gabon avait l’avantage d’avoir le profil approprié pour postuler aux fonctions de directeur général de l’ASECNA. En tant que directeur du bureau régional de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre, il est notamment ingénieur diplômé de l’École nationale de l’aviation civile (ENAC) de Toulouse, en France.

Jugements erronés

Quelques-uns ont été surpris, voire déçus, car ils pensaient qu’il suffisait que le candidat du Tchad soit un citoyen national pour obtenir automatiquement le soutien de tous les pays de la communauté dans son ensemble ou décourager toute candidature rivale à l’intérieur de la zone CEMAC.

Cela peut être considéré comme une erreur de jugement lorsque l’on sait les missions sensibles qui incombent à l’ASECNA. La réglementation de la navigation aérienne des vols commerciaux dans le ciel de ses États membres relève uniquement de cette institution internationale.

De plus, elle effectue des tâches stratégiques de contrôle et de sécurité. De nos jours, l’espace aérien d’un État est une voie de circulation extrêmement sensible, avec des enjeux de souveraineté et de sécurité nationale en évidence.

Dans son Document stratégique sur les transports de l’Agenda 2063, la Commission de l’Union africaine propose ainsi, en ce qui concerne la sécurité des individus et des biens : « Tous les voyageurs par avion et par mer seront plus en sûreté et en sécurité avec les expéditeurs, les compagnies aériennes, les ports et les aéroports fonctionnant conformément aux normes internationales de l’Organisation maritime internationale (OMI) et de l’Organisation de l’aviation (OACI). »

Regards méticuleux

C’est la raison pour laquelle le cahier des charges des missions d’intérêt stratégique confiées à l’ASECNA contraint les États membres à faire preuve d’une grande rigueur lors de l’examen des candidats aux postes de directeur général de cette institution. C’est pourquoi, à l’article 19 du chapitre IV de la Convention concernant l’Agence pour la sécurité de la navigation aérienne en Afrique et à Madagascar, il est prévu, concernant la démission du directeur général : «Il peut être mis fin à tout moment au mandat de directeur général par le Comité des ministres, le cas échéant sur proposition du Conseil d’administration. La décision du comité ne peut être prise qu’après audition du directeur général. »

De plus, les responsabilités du directeur général de l’ASECNA sont, au départ, techniques avant d’être politiques, bien que les politiques aient, au plus haut niveau et exclusivement, le pouvoir de désigner leurs propres ressortissants nationaux pour ce poste.

Questions concernant la visibilité de la diplomatie tchadienne

Cette récente actualité nous amène à remettre en question l’éclat de notre diplomatie depuis un certain temps. Il est important de se rendre compte d’abord que les postes dans la haute fonction publique internationale sont très recherchés par chaque pays à travers le monde. Parce qu’ils témoignent de son influence diplomatique à l’échelle mondiale ; de plus, ils jouent un rôle essentiel dans la diffusion de sa voix au sein du concert des nations lorsque cet État est confronté à la nécessité de défendre ses intérêts nationaux.

Afin d’être nommé ou désigné à ces postes, il est nécessaire de combiner tact, méthodologie et organisation. Dans le cas spécifique de l’ASECNA, le Tchad a été victime de la cacophonie de sa diplomatie. Vient s’y ajouter l’inadéquation évidente entre le profil du candidat Adoum Younousmi en tant qu’ingénieur des travaux publics et les exigences de la fonction.

Il est donc essentiel que la diplomatie tchadienne tire les leçons requises de cet échec afin de réexaminer sa stratégie de déploiement à l’échelle internationale et de redorer son image en sélectionnant ses ressortissants pour occuper des postes à responsabilité dans la haute fonction publique internationale.

Selon le choix de son candidat à la prochaine élection, qui devrait désigner le président de la Banque africaine de développement (BAD), il semble que ce réajustement indispensable ne soit pas encore réalisé pour un pays tel que le Tchad, qui est indéniablement un lieu de recrutement de talents et de compétences.

La première observation à faire concernant les états de service précédents du candidat du Tchad, Abbas Mahamat Tolli, est que le poste de gouverneur de la Banque des États de l’Afrique centrale (BEAC) est une fonction rotative et chaque pays doit désigner son ressortissant à cette haute fonction en se basant sur des critères qui ne sont pas toujours ceux de compétence et d’intégrité. Le parcours, l’intégrité ou les compétences de gestion d’une institution de cette envergure sont peu considérés par les homologues du chef d’État dont le tour est venu de présider l’institution monétaire communautaire.

Or, il est bien connu que le passage de l’actuel candidat du Tchad au poste de président de la BAD à la tête de la BEAC n’a pas été des plus brillants, mais plutôt des plus agités.

En effet, son équipe a été fortement critiquée pour des accusations de népotisme, de tribalisme et de non-respect des normes de déontologie, notamment lors du scandale des recrutements contestés puis annulés en 2022. La mauvaise publicité de son candidat actuel ne contribue pas à optimiser les opportunités et les chances pour le Tchad lors de l’élection prochaine du président de la BAD.

Il est important de noter également que la BAD est une institution multilatérale panafricaine qui ne rassemble plus uniquement les pays africains. S’il était strictement réservé aux pays africains lors de sa création le 4 août 1963 à Khartoum (Soudan), le capital de la BAD a été ouvert en 1982 aux pays non africains, tels que la France, l’Argentine, l’Autriche, la Belgique, le Brésil, le Canada, la Chine, le Danemark, la Finlande, l’Allemagne, l’Italie, le Japon et l’Inde.

Ainsi, l’élection à la présidence de cette institution financière de développement multilatérale régionale est très difficile et exigeante, et nécessite une activité diplomatique intense, un lobbying dense et efficace. Pour tout pays qui propose un ressortissant à cette fonction panafricaine très importante, il est primordial que le profil de son candidat soit capable de mettre toutes les chances de son côté dès le début, afin que la diplomatie puisse s’imposer. Tous ces États, qu’ils soient africains ou non africains, sont très préoccupés par la protection de leurs intérêts au sein de cette institution, ce qui entraîne une exigence élevée pour le haut niveau de gestion d’un établissement bancaire qui gère des intérêts aussi stratégiques que considérables.

En se basant sur ces critères, le profil de Bedoumra Kordjé offre les meilleures opportunités de réussite pour une candidature au Tchad. Il a passé presque toute sa carrière à la BAD (29 ans), avant d’occuper de hautes fonctions dans son pays. Ces fonctions sont étroitement liées à celles qu’il a occupées autrefois à la Banque africaine de développement. Il a le mérite d’avoir une connaissance approfondie de l’institution, puisqu’il a été secrétaire général, puis vice-président. Son parcours peut être considéré comme rassurant pour les pays actionnaires, car il pourrait être immédiatement mis en service dès son entrée en office. De plus, il est au courant de leurs attentes et des réformes nécessaires à la BAD.

De plus, les responsabilités ministérielles qu’il a exercées dans son pays lui ont permis d’acquérir les connaissances et les compétences nécessaires pour toute institution financière multilatérale qui doit concilier de manière efficace les intérêts nationaux et multilatéraux, à la fois au niveau local et global. Le Tchad aurait d’autant plus de chances de réussir avec la candidature de Bedoumra Kordjé qu’un ressortissant d’Afrique centrale n’a jamais été président de la Banque africaine de développement.

Il est indéniable que la diplomatie du Tchad a perdu de son lustre tel qu’on l’a connu sous le président Idriss Deby Itno. Sous le règne de celui-ci, le Tchad a connu un succès dont seuls de rares pays pouvaient se vanter en Afrique, à l’exception du Gabon de l’ancien président Omar Bongo Ondimba ou de l’Afrique du Sud sous Thabo Mbeki, entre autres.

C’est ainsi que Moussa Faki Mahamata été élu à la tête de la Commission de l’Union africaine, Mahamat Saleh Annadif aura occupé entre autres les fonctions de patron de la mission de l’Union africaine en Somalie (Amisom) de 2012 à 2014, représentant permanent de l’Union africaine auprès de l’Union européenne (2006-2010), représentant spécial du secrétaire général de l’ONU au Mali et patron de la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (2015-2021), représentant spécial du secrétaire général de l’ONU pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel (2021-2023). Et Abbas Mahamat Tolli a été désigné gouverneur de la Banque des États de l’Afrique centrale. L’ancien ministre des Finances est candidat à la succession d’Akinwumi Ayodeji Adesina à la présidence de la Banque africaine de développement (BAD) en mai 2025.

Le rôle clé de la diplomatie tchadienne s’est également manifesté en République centrafricaine, au Mali, dans la lutte contre le djihadisme, dans la lutte contre le groupe terroriste Boko Haram aux côtés du Cameroun, ainsi qu’au sein du G5 Sahel. Le retrait du Tchad a entraîné une diminution significative de sa capacité de combat. Le G5 Sahel a été créé le 16 février 2014 dans le cadre de la volonté du président Idriss Deby Itno de former une force sécuritaire régionale et africaine, avec le Tchad en tant que point central, face à des défis sécuritaires communs qui représentent des menaces essentielles pour tous les États membres.

Détermination à redéployer

L’actuel chef de l’État Mahamat Idriss Deby Itno, manifeste depuis son arrivée au pouvoir une véritable détermination à redynamiser la diplomatie tchadienne en réponse aux nouvelles menaces et aux nouvelles priorités du Tchad, qui ne se limitent pas à la sécurité, mais sont également liées aux impératifs de développement, de redistribution des richesses nationales et de cohésion sociale.

C’est pourquoi, dans une note d’analyse publiée en juin 2024 dans la revue du think tank marocain Policy Center for the New South, le chercheur Redouan Najah, spécialiste en relations internationales, explique les principaux points et les perspectives.

«L’investiture de Mahamat Deby à la présidence de la République pourrait représenter un changement stratégique décisif pour l’avenir du Tchad. Cette étape ouvre la voie à la diversification des alliances internationales, avec la renégociation des accords militaires et l’émergence de nouveaux alliés. Le Tchad explore de nouvelles voies de coopération pour renforcer sa stabilité et son développement, cherchant ainsi à améliorer ses intérêts nationaux dans une région caractérisée par des conflits et des tensions. L’avenir du pays dépendra de sa capacité à équilibrer ses relations avec les différents acteurs internationaux et à s’adapter aux dynamiques géopolitiques mondiales pour protéger ses intérêts et assurer sa sécurité. »

Sans doute, le Tchad possède une classe diplomatique qualifiée pour atteindre cet objectif, à la seule condition de définir une stratégie élaborée avec soin et méthode.

 

 

  • Eric Topona Mocnga

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