Que sont devenus les deux Russes arrêtés au Tchad ?

Les deux hommes, interpellés à l’aéroport de N’Djamena, le 19 septembre 2024, seraient toujours en détention. Mais le contexte de ces arrestations soulève la perplexité de nombreux observateurs, y compris Éric Topona Mocnga, journaliste au Programme francophone de la Deutsche Welle.

L’arrestation de Maksim Chougalei et de son collaborateur Samir Seïfan n’a pas encore dévoilé son lot de mystères et continue de susciter de nombreux questionnements. S’il se présente officiellement comme un sociologue, Maksim Chouagelei, qui travaille pour le groupe paramilitaire Wagner, n’en est pas à sa première interpellation sur le continent africain.

Déjà, en 2019, il a fait l’objet d’une interpellation en Libye pour des soupçons d’ingérence dans les affaires intérieures de ce pays mis sous coupe réglée depuis l’assassinat du « Guide » de la révolution de la Jamahiriya arabe libyenne, Mouammar Kadhafi, à Syrte, le 20 octobre 2011. Cette nouvelle arrestation, qui a pourtant suscité, il y a quelques semaines, une réaction du ministère russe des Affaires étrangères, ne donne plus lieu à des sorties volubiles de la diplomatie russe.

Aussi innocente que puisse paraître la casquette de sociologue de Maksim Chouagelei, qui serait uniquement occupé par des tâches académiques et scientifiques, il faut souligner que jamais des agents au service de puissances étrangères ou d’entreprises de déstabilisation dans des pays tiers ne passent pour ce qu’ils sont réellement.

Dans nombre de pays au monde, et plus encore en Afrique depuis les premières années des indépendances, ils furent nombreux, les agents de recherche ou des personnels des médias, qui étaient en réalité des agents dormants pour la défense des intérêts étatiques ou privés. Ils ont souvent été, pour la plupart, les colonnes avancées d’intérêts inavoués et stratégiques que l’on retrouve également présents au sein des mouvements de la société civile ou au service de missions officiellement caritatives.

Perplexité

Mais, au-delà de cette capacité de dissimulation, le contexte de ces interpellations suscite une certaine perplexité. Comment une telle entreprise inamicale en territoire tchadien serait-elle envisageable au moment où un renforcement des liens de coopération entre Moscou et N’Djamena est en cours ? Les deux hommes ont été arrêtés à la veille de l’inauguration d’une Maison Russe à N’Djamena.

Or, il ne faut pas perdre de vue que ces institutions participent du soft power russe sur le continent. Il s’agit d’un outil de diffusion de la culture et de la langue russe afin de créer des liens culturels et humains durables entre les peuples russe et africain. C’est une dimension de la coopération internationale sur laquelle la Russie accuse un retard considérable sur ses puissances rivales occidentales. Cela demeure un instrument de projection de toute grande puissance sur la scène internationale, et s’inscrit dans le même registre que les Instituts Confucius pour la Chine, les Instituts français pour la France, les British Council pour le Royaume-Uni ou la Fondation Friedrich Ebert pour l’Allemagne.

Un autre élément de contexte majeur qu’il convient de relever est celui de la guerre actuelle entre la Russie et l’Ukraine. L’arrestation de Maksim Chougalei intervient alors que ce conflit est à son plus haut niveau d’intensité et elle est précédée par un marathon diplomatique en Afrique du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov.

Renforcer la présence militaire russe sur le continent africain ne passe pas seulement par la coopération économique et militaire, elle passe également par un changement des perceptions que les peuples africains pourraient avoir de la Russie, qu’une certaine opinion sur le continent considère de plus en plus comme une menace pour les processus démocratiques locaux.

Ces craintes sont d’autant plus fondées que, dans les différents États où la Russie s’est solidement implantée en Afrique, on observe une glaciation de la scène politique, un net recul dans le respect des libertés individuelles et collectives, une immixtion dans la vie politique nationale et des campagnes de désinformation dont les réseaux sociaux sont l’une des terres d’élection.

Règlement de compte entre amis ?

Sans porter une accusation sentencieuse contre Maksim Chougalei, on ne peut s’empêcher de souligner que nul n’est plus outillé qu’un sociologue pour percevoir le pouls d’une population, comprendre son système de représentation, la structuration des imaginaires et mettre à la dimension des stratèges en géopolitique les outils de décision adéquats.

C’est d’ailleurs en ce sens que la Géorgie, à la suite de la Russie, a récemment voté des lois sur les « agents de l’étranger », qui ont désormais obligation de déclarer leurs soutiens extérieurs. Plus proche du Tchad, la République centrafricaine prépare l’adoption d’une loi similaire. A posteriori, il est établi aujourd’hui que la « révolution orange » en Ukraine, il y a près de deux décennies, était appuyée par de solides relais dans le monde intellectuel et médiatique, et au sein de la société civile.

Depuis la disparition d’Evgueni Prigojine, le fondateur de Wagner, décédé dans un accident d’avion suspect en août 2023, la Russie opère une reprise en main des activités de son groupe, tant sur le plan militaire, avec le dispositif Africa Corps, qu’au niveau des activités civiles, sous la bannière de l’African Initiative – deux entités directement liées aux renseignements militaires et aux services secrets russes. Toutefois, la stratégie du Kremlin se heurte à la volonté de certains proches de l’ancien patron de Wagner, au premier rang desquels figure Maksim Chougalei.

Il n’en fallait pas plus pour que de nombreux spécialistes concluent que ce dernier et son collaborateur pourraient simplement faire les frais de la reprise en main des activités de Wagner sur le continent par les renseignements russes. Surtout que pendant plusieurs mois, Maksim Chougalei a multiplié les critiques contre la nouvelle architecture de la présence russe en Afrique, dont il prédisait l’échec, et ne cessait de réaffirmer sa fidélité à Evgueni Prigojine. Par exemple, le 23 août dernier, date anniversaire de la mort de l’ancien patron de Wagner, il lui a rendu un vibrant hommage, le qualifiant « héros ».

Sous réserve des enquêtes en cours, les Africains doivent se faire à l’idée que le statut de mercenaire, au sens large, concerne toute action d’un agent étranger qui viendrait, à des fins privées, déstabiliser un État souverain. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la convention de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) de 1977 sur l’élimination du mercenariat en Afrique : «Commet le crime de mercenariat, l’individu, groupe ou association, le représentant de l’État ou l’État lui-même qui, dans le but d’opposer la violence armée à un processus d’autodétermination à la stabilité ou à l’intégrité territoriale d’un autre État, pratique l’un des actes suivants : – abriter, organiser, financer, assister, équiper, entraîner, promouvoir, soutenir ou employer de quelque façon que ce soit des bandes de mercenaires; […].»

 

  • Eric Topona Mocnga

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