Les funérailles nationales de l’ancien président américain Jimmy Carter auront lieu ce jeudi 9 janvier à Washington. La cérémonie marquera la fin de près d’une semaine de deuil au cours de laquelle les Américains ont eu le temps de se recueillir en silence devant le cercueil drapé aux couleurs du pays pour rendre hommage à leur 39e président. L’occasion, pour Éric Topona, journaliste au service Afrique francophone de la Deutsche Welle de revenir sur les qualités de l’ancien président démocrate et d’évoquer les hommages quasi-unanimes qui lui sont rendus.
Les éloges ne cessent d’affluer depuis la disparition de l’ancien président américain Jimmy Carter, le 29 décembre 2024, à l’âge de 100 ans. Le natif de Plaine, dans l’État de Géorgie, n’a pas seulement traversé tout un siècle par son exceptionnelle longévité. Il est également entré dans l’histoire par un style fort atypique et peu courant en politique.
La quasi-totalité des hommages convergent pour reconnaître que Jimmy Carter était un « homme de principes », selon l’un de ses successeurs dans le bureau ovale de la Maison-Blanche, Barack Obama. Jimmy Carter tire sa révérence avec la réputation fort rare de cet homme d’État qui estimait que les réalités politiques doivent s’arrimer aux valeurs éthiques. Durant les quatre années qu’il aura passées à la Maison-Blanche (de 1977 à 1981), voire bien avant son arrivée à Washington, le gouverneur de Géorgie qu’il fut aura donné l’impression, tout au long de sa trajectoire politique, d’avoir fait sienne cette maxime d’Emmanuel Kant : « Agis toujours de telle sorte que ton action puisse être érigée en règle universelle de conduite ».
Or, de la politique, la perception fort répandue que le commun des mortels a de ce que d’aucuns définissent comme « l’art de gérer la Cité », est qu’il s’agit d’une quête du pouvoir et de sa jouissance et d’une gestion sans éthique des hommes. Cette perception populaire de la politique, qui puise sa légitimité dans les drames et les désastres commis par des hommes de pouvoir, n’était pas celle de Jimmy Carter. Les Mains sales, qui revendique sans pudeur son mépris des principes moraux et son réalisme à toute épreuve lorsqu’il affirme :
« J’ai les mains sales jusqu’aux coudes. Je les ai trempées dans la merde et dans le sang », Jimmy Carter s’est employé, durant près de huit décennies de vie publique, à garder autant que possible ses mains propres, même si la réalité politique aura quelquefois raison de ses principes.
Rigorisme
D’où lui vient ce rigorisme qui aura été le curseur de son engagement en politique ? Il y a d’abord sa foi chrétienne. Au regard des moments forts qui ont marqué cette séquence de sa vie, on peut affirmer sans exagération que Jimmy Carter était d’abord un chrétien en politique. Il naît dans une famille baptiste profondément croyante dont on peut qualifier la pratique chrétienne de fondamentaliste.
Non pas au sens où on l’entend aujourd’hui d’un certain islamisme radical violent qui se singularise par l’exclusion de l’autre. Dans la famille Carter, le fondamentalisme chrétien s’entend comme la pratique scrupuleuse et l’incarnation vivante dans les actes et au quotidien des Évangiles. Ce christianisme baptiste met un point d’honneur à s’ouvrir à autrui et n’exclut jamais personne ; il s’emploie à rendre le monde meilleur en promouvant, autant que faire se peut, l’humain en l’homme. C’est donc pétri de ces valeurs et fort de ce socle moral que Jimmy Carter entre en politique.
Il sera d’abord élu sénateur. Mais, après un mandat seulement, il présente sa candidature aux fonctions de gouverneur de Géorgie. C’est à ce stade de son parcours existentiel que sa foi chrétienne se trouve confrontée aux dures réalités du monde politique.
Il sera battu une première fois et sombrera, du fait de cet échec, dans une profonde dépression. Comment s’en sortira-t-il ? L’une de ses sœurs, réputée pour sa foi chrétienne profonde et ses dons de guérison quasi mystiques, l’invitera à faire une marche dans les bois, à l’issue de laquelle il en sortira régénéré. Cet épisode de sa vie aura contribué à affermir davantage sa foi chrétienne. Il se représente à la prochaine élection et est élu.
Traversée du désert et accession à la Maison-Blanche
Durant sa traversée du désert après sa défaite, Jimmy Carter se rend au Brésil où il s’investit dans les quartiers défavorisés pour soulager les souffrances et la misère des plus pauvres. Après son élection aux fonctions de gouverneur de Géorgie, il estime que sa défaite lors du précédent scrutin s’explique par la distance qu’il a gardée avec ses électeurs ; autrement dit, il ne s’est pas montré proche des électeurs comme le Jésus des Évangiles a su l’être avec le paralytique ou bien d’autres âmes en peine des Évangiles.
Le scandale du Watergate qui entraînera la destitution du président républicain Richard Nixon est une aubaine pour le Parti démocrate dont les chances de victoire sont grandes. Mais jamais, depuis 1848, un homme politique venu du Sud – du Sud profond – n’avait accédé à la présidence des États-Unis d’Amérique. Lorsque Jimmy Carter présente sa candidature, il est un parfait inconnu à Washington et très peu connu au sein du Parti démocrate. Toutefois, contre toute attente, il remporte les primaires démocrates à une écrasante majorité. Candidat démocrate aux élections présidentielles, il sort vainqueur, d’une courte tête cette fois (avec 50,1 % des voix et 297 votes des grands électeurs, contre 48 % des voix et 240 grands électeurs pour Ford).
Si la victoire nette de Jimmy Carter, lors des primaires démocrates, s’explique par un besoin populaire de renouvellement dans la classe politique, mais surtout d’authenticité comme Carter l’incarne alors, il y a cependant lieu de souligner qu’une fois dans l’arène il ne s’est pas révélé un bon candidat, au sens politicien du terme, face à Gerald Ford. Il ne s’était pas plié à cette règle de la pratique politique et des campagnes électorales qui exigent du candidat qu’il fende l’armure, comme l’a fait avec grand talent récemment et non sans cynisme l’un de ses lointains successeurs, Donald Trump.
Élu président des États-Unis le 2 novembre 1976, Jimmy Carter conserve le même souci d’authenticité, mais aussi d’inclusion et de rassemblement pendant toute la durée de son unique mandat dans le bureau ovale de la Maison-Blanche. D’abord dans la composition de son administration à Washington, il fait appel à ses plus proches collaborateurs qui ont été à ses côtés en Géorgie du temps où il occupait ses fonctions de gouverneur. Ce choix aura par ailleurs son revers. En effet, l’administration Carter se sera distinguée par son inertie dans la prise des décisions dans une Amérique réputée être toujours en avance sur le reste de la planète.
Ouverture
Le nouveau chef de l’État ouvrira également son gouvernement aux minorités noires et hispaniques. Il faut souligner que c’est tout à l’honneur de Jimmy Carter, car il aura fait œuvre de pionnier. Déjà, il se sera illustré dans ce sens en Géorgie. Historiquement, le sud des États-Unis est connu pour être profondément ségrégationniste. C’est effectivement un électorat raciste qui élira Carter comme gouverneur de Géorgie. Mais, une fois qu’il est élu gouverneur, coup de théâtre ! Il déclare que l’ère de la ségrégation raciale est révolue et que le temps est venu de mener des politiques publiques plus inclusives.
Il fut par ailleurs élu gouverneur avec un soutien massif de la communauté noire de Géorgie, en raison entre autres de sa proximité avec le père du pasteur Martin Luther King, comme l’affirme Charles Lucet dans un article intitulé Religion et Politique aux USA : « Adepte du baptisme du XVIIe siècle, le président Carter, élu par différentes minorités ethniques de toutes origines, a eu l’apport massif des Noirs. Près de 98 % des fils autrefois maudits de Cham ont voté pour un Blanc qui n’avait fait vis-à-vis d’eux aucune démagogie, mais qui avait le soutien du père de Martin Luther King, le chef spirituel des Noirs du sud si tragiquement assassiné. […] En tout cas, grâce au président Carter, les anciens esclaves du Sud sont réintégrés dans la vie civique américaine et peuvent être considérés comme citoyens à part entière ».
Ce sont les mêmes principes éthiques qui auront guidé la diplomatie américaine sous Jimmy Carter. Contrairement à son prédécesseur, Richard Nixon, et son sherpa et secrétaire d’État, Henry Kissinger, Carter aura à cœur de porter la parole d’une Amérique soucieuse de moraliser le champ des relations internationales. À la Realpolitik de Nixon, Jimmy Carter sera plutôt perçu comme l’initiateur de la Moralpolitik.
Sa préoccupation aura été de désamorcer les crises sur la scène internationale ou d’empêcher celles qui pourraient advenir et compromettraient la paix dans le monde, voire la survie de l’humanité. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la poursuite de la normalisation avec la Chine engagée sous Nixon, son engagement en vue de la réduction des armes de destruction massive, la signature des accords historiques de Camp David le 17 septembre 1978 entre l’Égypte et Israël pour une coexistence apaisée au Moyen-Orient et, une fois parti de la Maison-Blanche, ses nombreuses missions de médiation de paix en Afrique.
Sur ce continent, son investissement dans l’humanitaire est sans précédent pour un ancien chef de l’État. Les actions de Jimmy Carter après son départ de la Maison-Blanche sont telles qu’on pourrait se demander, à juste titre, s’il n’a pas voulu devenir président pour disposer des leviers de pouvoir qui lui ont permis de donner corps à ses principes éthiques dans le quotidien de l’humanité souffrante.
Sa volonté de moraliser la vie publique internationale s’illustrera durant le processus de création de la Cour pénale internationale, dans lequel la Fondation Carter aura pris une part active, en dépit du refus des États-Unis, jusqu’à présent, d’être partie au Traité de Rome. À l’occasion du premier anniversaire de l’entrée en vigueur du Statut de Rome, Jimmy Carter enverra aux États membres et au personnel de la Cour un message qui témoigne de sa force de conviction :
« Au moment où la Cour se met au travail, j’ai bon espoir que la perspective de voir désormais les auteurs de génocides et autres crimes odieux rendre des comptes devant la communauté internationale enverra un message lourd de signification aux États-Unis et aux autres pays qui n’ont pas encore ratifié le Statut de Rome quant aux effets du droit et de l’action concertée au plan international. Dorénavant, les sociétés et les peuples les plus exposés s’en remettent à la Cour pour demander aux auteurs des crimes les plus graves de répondre de leurs actes et prévenir, par sa fonction dissuasive, d’autres horreurs. Les premières affaires traitées par la Cour annonceront l’avènement d’une ère nouvelle : le règne de la justice pour le monde entier. »
Dans un monde gravement dérégulé où l’ordre international issu de la Seconde Guerre mondiale et de la Conférence de San Francisco en 1945 traverse une crise sans précédent, la trajectoire politique de Jimmy Carter est la preuve vivante qu’un autre monde est possible et qu’il est possible de faire la politique autrement.