Éric Topona Mocnga, journaliste à la Deutsche Welle, en est persuadé : au-delà de la surprise suscitée par la récente déclaration de l’ancien Premier ministre tchadien et de l’incohérence qui caractérise certaines de ses prises de position, se pose la question de l’éthique en politique pour la jeune démocratie tchadienne.Doit-on se renier, quitte à désorienter ses propres militants, dans le seul but d’exister sur la scène politique nationale ?
Les élections législatives, provinciales et locales se sont achevées au Tchad sur une note de satisfaction mitigée en raison des nombreuses irrégularités constatées avant, pendant et après la tenue de ce triple scrutin. Toutefois, le long et difficile processus de mise en place des institutions de la transition touche quasiment à son terme avec les dernières consultations électorales que viendront boucler les élections sénatoriales qui se tiendront le 25 février 2025.
Mais avant même le terme de ce processus, une communication du leader du parti Les Transformateur, Succès Masra, le 28 janvier 2025 a surpris plus d’un et a désorienté ses partisans et soutiens.
À l’heure où les virtuoses de l’intelligence artificielle sont capables de toutes les prouesses techniques au point de dissoudre la frontière entre le vrai et le faux, nombre d’internautes ont cru à un habile montage et une perfide manipulation pour distraire l’opinion, voire déstabiliser le leader des Transformateurs.
Mais c’est son direct sur sa même page Facebook, avec en arrière-plan une photo de Nelson Mandela, qui viendra donner du crédit à une information qui n’était plus un canular de mauvais goût : « Pour un Tchad uni dans la justice et l’égalité, avec nos diversités, saisissons les mains tendues et tendons-nous les mains ». En clair, Succès Masra a « réaffirmé sa confiance » au président Mahamat Idriss Déby Itno.
L’ancien éphémère Premier ministre de transition a aussi assuré de sa « disponibilité » pour « travailler avec » lui dès lendemain, ce 29 janvier 2025.
Versatilité chronique
Ce retour de Succès Masra au-devant de la scène n’est pas en soi une surprise en politique, encore moins une hérésie. L’histoire politique du Tchad en fourmille. Si seuls les imbéciles ne changent pas d’avis, il est également établi qu’en politique, il n’y a ni amitié ni inimitié perpétuelles. Au demeurant, force est de reconnaître que les postures et la trajectoire de Succès Masra dans l’univers politique du Tchad n’ont pas de précédent.
Combien de fois le leader du parti Les Transformateurs a-t-il opéré des mues idéologiques entre deux échéances électorales ou d’une conjoncture politique à une autre ? Combien de fois ses militants parfois fanatisés à l’extrême, ont été chauffés à blanc aux sirènes du radicalisme politique le plus intransigeant, pour se voir convertir aux vertus de la tolérance avec les adversaires honnis d’hier, sans que cette transhumance politique vers le même bord politique ne soit adossée à un véritable programme de gouvernement ou un rapprochement politique crédible ?
Éthique et idéologie en politique
La sortie récente de Succès Masra n’est pas sans poser la question de l’éthique en politique pour la jeune démocratie tchadienne. Les formations politiques ne sont pas seulement des lieux ou des outils de conquête et de gestion du pouvoir d’État. Elles sont aussi des lieux d’éducation à la citoyenneté et de pédagogie pour la jeunesse militante. Des mots ne sauraient suffire pour expliquer un changement de cap sans raison objective valable.
Comment le même leader politique, qui aura contesté toutes les précédentes consultations électorales tenues il y a quelques mois seulement (il a boycotté les élections législatives, provinciales et locales du 29 décembre 2024 jugeant les conditions de leur organisation opaques et pas crédibles) peut revenir devant ses militants et devant le peuple, légitimer aujourd’hui les institutions républicaines qu’il a délégitimées hier ? Quelle est donc la boussole idéologique de Succès Masra ?
Voilà des interrogations au demeurant légitimes et parmi tant d’autres que ne se posent pas seulement l’opinion tchadienne, mais africaine et même au-delà. Car, force est de reconnaître que l’arrivée de Succès Masra dans le microcosme politique tchadien a suscité intérêt, voire sympathie dans de nombreux pays africains pour ne pas dire dans le monde entier.
Dans un continent dont la jeunesse est majoritairement jeune et constitue la force vive du présent et de l’avenir, son discours souverainiste, son catéchisme politique de la rupture avec les goulots d’étranglement néocoloniaux qui hypothèquent l’avenir du continent africain lui ont conféré une aura de réformateur, voire de libérateur à l’instar d’Ousmane Sonko au Sénégal.
Mais contrairement au leader du Pastef, Succès Masra, si prompt à mobiliser les jeunes dans la rue, fut le premier à les abandonner à eux-mêmes aux heures les plus critiques, pour réapparaître dans son pays vêtu d’un costume de Premier ministre, chef de gouvernement après la signature de l’accord de Kinshasa, le 31 octobre 2023, sous l’égide du président de la République démocratique du Congo (RDC), Félix Tshisekedi, par ailleurs président en exercice de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC).
Certains médias panafricains laissent par ailleurs entendre que le Transformateur vient de renaître de ses cendres pour retourner aux mêmes fonctions ou peut-être au Sénat (La Constitution de la Ve République autorise le président Mahamat Idriss Déby Itno à nommer les 1/3 des membres de la chambre basse du Parlement).
Si cette supputation devient réalité, il n’est pas superflu de se poser la question de la majorité parlementaire sur laquelle il s’appuiera pour gouverner. Comment peut-on être chef d’un gouvernement et notamment d’une majorité dans laquelle on ne dispose d’aucun parlementaire ? Seul le Transformateur, qui n’est probablement pas au terme de ses cycles de renaissances, de métamorphoses, de transformations, pourra y répondre.
Mais au-delà de ce retournement de situation et de la redistribution des cartes qui s’en suivra nécessairement dans le champ politique national, tout ce qu’il y’ a lieu de souhaiter, c’est de voir le Tchad demeurer dans la paix et que les uns et les autres s’attèlent aux vrais et colossaux chantiers du développement.