Afrique francophone : le redéploiement du dispositif français relance le débat sur l’efficacité des armées nationales

Un conseil de défense sur l’Afrique consacré au rapport rendu en juillet par Jean-Marie Bockel, l’envoyé spécial d’Emmanuel Macron pour l’Afrique, s’est tenu le 24 octobre dernier. L’ancien secrétaire d’État à la Défense, et éphémère ministre de la Coopération de Nicolas Sarkozy avait été chargé par l’actuel locataire de l’Élysée de réfléchir à la reconfiguration du dispositif militaire français sur le continent, notamment en Côte d’Ivoire, au Gabon, au Sénégal et au Tchad. L’occasion, peut-être, pour les États francophones africains de se doter de véritables armées nationales, selon Éric Topona Mocnga, journaliste au programme francophone de la Deutsche Welle.

La mission Bockel et ce conseil de défense se sont tenus dans un contexte singulier et inédit dans les relations de coopération militaire franco-africaines. En moins de deux ans d’intervalle, les forces militaires françaises en Afrique ont été contraintes de partir du Mali, du Niger et du Burkina Faso, sous la pression des nouveaux régimes issus de coups d’État militaires et d’une frange des opinions publiques de ces pays, acquises à ces juntes, galvanisées par une propagande panafricaniste et souverainiste.

La désignation de Jean-Marie Bockel pour cette mission n’est donc pas anodine. Sénateur, il copublie, en octobre 2013, un rapport fort remarqué intitulé « L’Afrique est notre avenir », dans lequel il affirme au sujet des bases militaires françaises en Afrique : « Ces bases doivent procéder d’un accord officiel discuté au Parlement. » Les orientations prises depuis 2008 sur les accords de défense – transparence, absence de clauses secrètes, publication et approbation par les parlements de chaque État partie – doivent bien entendu être poursuivies.

Le Parlement a été saisi des accords avec Djibouti et la Côte d’Ivoire. Il conviendra également de définir les bases légales de notre présence au Mali, au Niger et au Burkina Faso si nous maintenons dans ces pays des troupes dans la durée [1]. »

Critique de la présence militaire française

Les critiques contre le maintien des bases militaires françaises en Afrique, de troupes prépositionnées dans certains pays, voire d’une assistance militaire encore visible dans les armées de certaines anciennes colonies françaises en Afrique, ne datent pas d’aujourd’hui. Cette contestation de la présence militaire française en Afrique, considérée comme une ingérence manifeste dans les affaires intérieures d’États souverains, remonte à l’aube des indépendances africaines. Elle est depuis plusieurs décennies perçue comme une survivance archaïque de « l’Empire qui ne veut pas mourir ».

À l’appui de cette levée de boucliers, les contempteurs de cette présence militaire française évoquent, entre autres précédents historiques, le rôle de l’armée française dans la répression des patriotes nationalistes camerounais de l’Union des populations du Cameroun (UPC) de Ruben Um Nyobè en terre camerounaise jusqu’au milieu des années 1970 ; ou le rétablissement au pouvoir par la France de de Gaulle et Foccart du premier chef de l’État gabonais Léon Mba, renversé par un coup d’État militaire le 18 février 1964 afin de préserver les intérêts stratégiques de Paris.

De toutes les interventions militaires extérieures de l’hexagone, c’est en Afrique qu’elles ont connu une récurrence inégalée : « La France est intervenue militairement dans plusieurs régions du monde, en application d’accords bilatéraux ou dans un cadre multilatéral (mission de l’ONU…). » Au cours des 40 dernières années, elle est principalement intervenue sur le sol africain [2].

Dans le cas spécifique du Tchad, Charles Hernu, alors ministre de la Défense de François Mitterrand, déclare, le 9 août 1984, sur les ondes de Radio France Internationale, à l’occasion du premier anniversaire de l’opération Manta au Tchad : « Les Français ne quitteront pas le Tchad tant qu’il y aura un soldat libyen au sud de la bande d’Aozou. »

Comment en est-on arrivé au maintien des soldats français?

Passé le temps de la contestation et de l’indignation légitime, il faut se demander comment on est arrivé à ce maintien de la présence militaire française en Afrique après l’accession à la souveraineté des anciennes colonies françaises. Cette présence est tributaire des conditions dans lesquelles ces pays accèdent à l’indépendance. S’ils sont formellement reconnus comme souverains, aucun de ces États ne dispose d’une armée véritable qui est l’un des attributs de souveraineté de tout État.

Dans les accords de défense qui préservent les intérêts stratégiques de la France en Afrique, jusqu’à la sécurisation des régimes qui lui sont acquis, le volet de coopération et d’assistance militaire concerne également la formation des premiers cadres des armées africaines, la protection de leurs frontières nationales en cas d’attaque extérieure, dans un contexte de guerre froide où l’Est et l’Ouest se mènent une bataille sans merci pour asseoir chacun son hégémonie dans la conduite des affaires.

Tous les États africains qui accèdent à l’indépendance avec ce handicap et cette fragilité stratégique sont redevables au parapluie militaire de l’une des grandes puissances de cette époque pour leur stabilité, y compris l’Algérie et l’Égypte qui peuvent revendiquer, à cette période, les meilleures armées d’Afrique. Il eût été impossible à l’Égypte de Gamal Abdel Nasser Hussein, dans cet environnement géopolitique instable et périlleux, de maintenir sa décision de nationaliser le canal de Suez, sans l’opposition ferme du président américain Harry S. Truman à la France et à la Grande-Bretagne, et l’appui indirect et discret de l’Union soviétique.

Nécessité de se doter d’une armée nationale

Pour l’Afrique comme pour ses anciennes colonies, le monde a considérablement changé. Les périls de l’ère de la Guerre froide ne sont plus d’actualité et les menaces ont changé de nature. Or, ce qu’il faut relever pour le déplorer, c’est la difficulté qu’ont les États africains à opérer leur mue pour se doter de véritables armées nationales, bien formées, aguerries, dotées de matériels à même de protéger leur souveraineté.

L’exemple de la Côte d’Ivoire est fort édifiant à cet égard. Au début des années 2000, lorsque Laurent Gbagbo, nouvellement élu à la présidence de la République, est victime d’une attaque venue du nord de son pays, il appelle aussitôt à la rescousse le chef de l’État français Jacques Chirac. Le monde entier découvre avec étonnement, voire stupéfaction, que la Côte d’Ivoire, en dépit de l’immense rente du cacao et du café des années Houphouët-Boigny, ne s’est toujours pas dotée d’une armée, ne serait-ce que pour protéger son immense potentiel économique. Ce sont plutôt de modestes forces de gendarmerie qui se battront avec héroïsme pour sauver in extremis le pouvoir vacillant de Gbagbo, avec en appui l’interposition entre les rebelles et le pouvoir central de la force française Licorne.

Le Tchad est l’un des terrains où le débat sur le maintien ou le retrait des forces françaises revient de manière récurrente, au gré des crises sécuritaires ou des intérêts de pouvoir, comme en témoigne la réponse de l’Élysée du 24 janvier 1980, en réponse au chef d’État Goukouni Weddeye : « Le gouvernement français a pris connaissance de la décision du conseil des ministres de la République du Tchad qui a chargé son président, M. Goukouni Weddeye, de former une commission pour négocier avec la France le départ des troupes françaises stationnées sur son territoire.

À ce sujet, on rappelle que la présidence de la République a annoncé, le 20 mars 1979, date de la décision de retirer les forces françaises du Tchad, qu’elles n’ont été provisoirement maintenues dans ce pays qu’à la demande formelle des autorités tchadiennes le 23 août 1979, au lendemain de la conférence de Lagos. Le conseil des ministres a réaffirmé l’intention de retirer le contingent militaire français dès que le nouveau gouvernement tchadien lui en exprimerait le désir [3]. » L’ancien chef de l’État était alors dans les bonnes grâces de la Libye, à qui il était redevable de son accession au pouvoir.

Le Tchad, un cas d’école

Le Tchad est aussi en ce sens un cas d’école de cette ambiguïté entre la nécessité de créer une véritable armée nationale et la tentation, depuis plusieurs décennies, d’en faire plutôt une garde prétorienne au service du prince, comme c’est d’ailleurs le cas de la quasi-totalité des armées dans les ex-colonies françaises. Dans notre ouvrage, Essai pour la refondation du Tchad, nous attirions déjà l’attention sur la nécessité de revoir les recrutements et la formation des hommes dans notre armée nationale, pour en faire une véritable armée républicaine, ancrée dans le concept armée-nation.

C’est d’ailleurs l’une des recommandations fortes du récent Dialogue national inclusif et souverain (DNIS) tenu du 20 août au 8 octobre 2022 à N’Djaména. Pour une armée à laquelle est consacré 30 % du budget national, il y a lieu de voir comment conjuguer cette dotation budgétaire colossale avec les impératifs de modernisation de notre grande muette, comme le souligne également un rapport récent et bien informé d’International Crisis Group : « Les autorités devraient rendre l’armée plus représentative de la population et renforcer sa cohésion interne. »

Cela implique de diversifier et de rendre plus transparentes les campagnes de recrutement, de mettre fin aux promotions éclair peu justifiées et de permettre des évolutions de carrière plus formelles et linéaires. Par ailleurs, les autorités et les partenaires internationaux du Tchad devraient s’assurer que les investissements, notamment en matière de formation, ne sont pas uniquement concentrés sur les troupes d’élite. Pour redorer l’image de l’armée et réduire la défiance d’une partie de la population à l’égard des forces de défense et de sécurité, les autorités devraient sanctionner rapidement les abus des militaires.

Par ailleurs, dans les zones rurales, les autorités pourraient prévenir les conflits d’intérêts en évitant de déployer des hauts gradés de l’armée dans des zones où ceux-ci possèdent de grands troupeaux et ainsi éviter que ces derniers ne prennent parti dans la résolution des litiges entre agriculteurs et éleveurs [4]. »

Ces transformations structurelles, rendues plus que jamais nécessaires par l’environnement régional du Tchad et les défis sécuritaires qui découlent de ce contexte crisogène, seront d’autant plus salutaires qu’elle gagnera en efficacité, à la hauteur des moyens importants que lui alloue le budget de l’État.

En somme, si la présence militaire française dans ses ex-colonies doit être réaménagée en adéquation avec les mutations d’une Afrique qui n’est plus celle des indépendances, il serait illusoire de penser que les armées de ces pays se hisseraient mécaniquement à la hauteur des défis sécuritaires multiformes auxquels elles sont confrontées et qui s’accentueront dans les années à venir. Elles doivent relever le défi urgent de la modernisation, de la mutation citoyenne, pour être des armées républicaines dont la défense de la patrie est le seul horizon qui mérite qu’elles consentent au sacrifice suprême.

Éric Topona Mocnga

 

__________________________ 

[1] Sénat, Session ordinaire de 2013-2014, Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées par le groupe de travail sur la place de la France dans une Afrique convoitée, par MM. Jeanny Lorgeoux et Jean-Marie Bockel, p. 431.

[2] République française, Vie publique : au cœur du débat public Chronologie des interventions de l’armée française en Afrique depuis 1981, publiée le 18 décembre 2023

[3] Communiqué de l’Élysée du 24 janvier 1980

[4] International Crisis Group, Les défis de l’armée tchadienne, Rapport Afrique no 298, 22 janvier 2021

 

  • Eric Topona Mocnga

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