
Les expressions de la puissance et de la domination, dans le champ des relations internationales, ne relèvent pas systématiquement de la coercition brute à l’effet d’imposer une vision ou un ordre du monde. Elles peuvent revêtir des formes diverses dont certaines tiennent de la persuasion des esprits. Éric Topona Mocnga
Ce paradigme dans la gestion des rapports de force entre États est déjà vérifiable au moment des grandes campagnes d’expansion coloniale. À titre d’exemple, la mission civilisatrice des empires coloniaux européens avait comme leviers de pouvoir, entre autres, la religion chrétienne et l’œuvre « civilisatrice » de l’école occidentale. Même les grands empires conquérants musulmans des siècles antérieurs ont fait usage d’outils semblables dans la panoplie de leurs moyens d’expansion et de domination.
Le soft power, précédents historiques
Le soft power tient ses origines de ces précédents historiques. Ce concept a cependant été formalisé au début des années 1990 par le géopolitologue américain Joseph Nye (mort le 6 mai 2025 à Cambridge). Il le définit comme étant “l’habileté à séduire et à attirer”, notamment pour une grande puissance aux ambitions hégémoniques. La Russie actuelle de Vladimir Poutine, dans la bataille géopolitique qu’elle livre à l’Occident, précisément à l’Europe, pour imposer son narratif en Afrique subsaharienne et même en Afrique du nord, en fait un usage massif.
Maisons russes en Afrique, creuset de la propagande russe
Les Maisons russes en Afrique sont actuellement le centre névralgique de cette campagne de légitimation de la présence de Moscou en Afrique et, par ricochet, de délégitimation de l’Europe. Ces maisons ayant été présentées à l’origine comme des espaces philanthropiques de diffusion de la culture russe sur le continent africain, force est de constater que l’on ne s’y occupe pas seulement de répandre des connaissances sur la langue, la littérature ou l’histoire glorieuse de la Russie.
Elles sont également devenues, au fil des ans, des centres de recrutement, de formation idéologique des agents de désinformation au service des ambitions géopolitiques de Moscou. C’est pourquoi un certain panafricanisme dévoyé, différent du panafricanisme des pères fondateurs, est conçu et diffusé à partir de ces laboratoires du soft power russe.
Maxime Audinet, chercheur “Stratégies d’influence” à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) et spécialiste de la Russie, en donne une illustration saisissante dans une étude intitulée “En quête de désoccidentalisation : la stratégie d’influence de la Russie en Afrique subsaharienne” : «À l’été 2024, de grands panneaux publicitaires sont dressés sur plusieurs axes routiers de la ville d’Accra, capitale du Ghana. Le visage de Kwame Nkrumah, grand leader du panafricanisme et premier président du pays indépendant y apparaît […]. Juste au-dessous figure un logo carré et vert pomme apparemment sans rapport avec le sujet, celui de la chaîne RT, ou Russia Today, le principal média d’État russe transnational. »
Cette propension à travestir l’histoire de l’Afrique à partir de l’Afrique aurait pu être tenue pour négligeable s’il ne s’agissait que d’un fait isolé ou anecdotique. Le plus préoccupant, dans cette entreprise de construction d’une vérité alternative sur l’Afrique, c’est le choix de leur public cible : les jeunes. Qu’il s’agisse des Africains mobilisés par les Maisons russes en Afrique pour leur servir de relais de propagande ou du public ciblé : il s’agit de jeunes qui constitueront, à l’horizon 2050, les deux tiers de la population sur le continent.
Ils s’abreuvent de ces contre-vérités historiques, et ce d’autant plus qu’ils sont massivement présents sur les réseaux sociaux. Sur ces plateformes où le discernement est l’exception, où tout effort de fact-checking est plutôt suspecté de servir les intérêts de l’Occident, les influenceurs à la solde de Moscou sont plutôt considérés comme de braves combattants, voire des héros en lutte pour la libération et la souveraineté de l’Afrique.
L’avenir des Maisons russes en Afrique
Quel avenir pour ces Maisons russes en Afrique ? Cette interrogation, en dépit de son actualité et de sa gravité, n’a pas encore trouvé de réponse appropriée. Et pour cause, ces outils de propagande et de désinformation que sont les Maisons russes en Afrique s’implantent et s’étendent avec le soutien affiché et appuyé de certains régimes autoritaires et antidémocratiques qui redeviennent à la mode en Afrique subsaharienne.
Ces régimes sont d’autant plus à l’aise avec le narratif sur un complot des puissances occidentales contre l’Afrique qu’ils peuvent ainsi masquer leurs échecs ou trouver des boucs émissaires, notamment quand ils se montrent incapables de répondre aux besoins essentiels de leurs populations.
Cette dynamique est particulièrement perceptible dans les nouveaux régimes autoritaires qui essaiment au Sahel, dissolvent tous les contre-pouvoirs, embastillent les opposants politiques et les voix de la contestation dans la société civile. Or, dans le même temps, ces nouvelles tyrannies qui se rangent sous le parapluie protecteur de Moscou accumulent des échecs cuisants sur le terrain de la lutte contre le terrorisme.
En revanche, la propagande de Moscou, dont les forces paramilitaires sont pompeusement présentées comme les protecteurs et les libérateurs de l’Afrique, attribue ces échecs aux agents militaires de l’Occident, qui agiraient dans l’ombre aux côtés des terroristes djihadistes.
Cependant, un basculement s’opère et progresse dans les opinions publiques. Les échecs visibles de ces régimes et leur incapacité à faire reculer la corruption, à garantir aux populations un bien-être minimal, décrédibilisent de plus en plus le narratif de Moscou et de ses alliés.