En Centrafrique, entre Faustin-Archange Touadéra​ et Moscou, l’heure de vérité ?

Depuis la mort suspecte dans un accident d’avion du fondateur du groupe paramilitaire Wagner, et la volonté de Vladimir Poutine de reprendre le contrôle de ses mercenaires en imposant Africa Corps, entité créée par le ministère russe de la Défense, rien ne va plus entre Bangui et Moscou. Pour les services d’Africa Corps, l’État centrafricain est sommé par la Russie de régler une facture de 15 millions de dollars par mois (près de 10 milliards de FCFA); un coût jugé exorbitant par le pouvoir de Bangui. Ce qui fait dire à Éric Mocnga Topona, journaliste à la rédaction Afrique francophone de la Deutsche Welle, à Bonn (Allemagne), qu’il y a lieu de s’inquiéter​ pour l’avenir et la stabilité du régime.

« Avec Wagner, le président Touadera a fait entrer le loup dans la bergerie. » Ainsi s’exprimait, en 2023, dans un hebdomadaire français, sur un ton prémonitoire, l’ancien Premier ministre centrafricain Martin Ziguélé​, par ailleurs président du Mouvement de libération du peuple centrafricain​ (MLPC). Il réagissait ainsi aux quasi pleins pouvoirs militaires que le chef de l’État centrafricain a donné aux troupes d’​Evgueni Prigogine​ (mort ​à l’âge de 62 ans, le 23 août 2023, dans le crash d’un avion​) pour neutraliser les divers groupes armés rebelles qui essaiment sur un territoire vaste de 623 000 km2, pour seulement près de 6 millions d’habitants, pourvu par ailleurs par la nature de richesses phénoménales.

La sécurité, pilier de la reconstruction nationale

Du fait des nombreux coups d’État qui déstabilisent la RCA depuis son accession à l’indépendance, le pays n’a quasiment jamais connu de stabilité durable ; nombre de chefs d’État qui ont accédé au pouvoir dans ce contexte permanemment crisogène, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de ​​Faustin-Archange Touadéra​, étaient davantage des chefs de guerre que des chefs d’État.

C’est dire qu’au moment de son accession au pouvoir à l’issue d’une élection à deux tours​ (il a été investi président de la République le 30 mars 2016 au complexe sportif de 20 000 places​ de Bangui), le président Touadéra hérite d’un pays que certains internationalistes rangent parmi les « États faillis ».

Son pays ne dispos​ait quasiment pas des attributs qui fondent la souveraineté d’un État, notamment d’une armée capable de sécuriser au moins les institutions et les lieux de pouvoir dans la capitale Bangui et dans quelques-unes des principales villes du pays. Il est donc compréhensible que le nouveau chef de l’État ait fait de la question sécuritaire la priorité des priorités.

Départ de Sangaris, arrivée de Wagner

Toutefois, dans sa décision souveraine de renforcer la sécurité de son pays, le président Touadéra opte pour une rupture avec la coopération militaire française qu’il juge inefficace.​ L’opération Sangaris, l’intervention militaire française en République centrafricaine (RCA),​ a officiellement pris fin le 31 octobre 2016. Il va se tourner vers Moscou, notamment le groupe des paramilitaires russes Wagner, qui auront en République centrafricaine leur première implantation en terre africaine​ en 2018. Ce nouveau tropisme russe de Touadéra ne sera pas seulement militaire, il sera aussi idéologique, tout au moins symbolique.

Il est accompagné d’une rhétorique panafricaniste et souverainiste qui enchante intellectuels, leaders d’opinion, médias et acteurs de la société civile bien au-delà la RCA. Bangui devient le tribunal en Afrique francophone d’un néocolonialisme français qui ne veut pas mourir et le cimetière de l’inhumation des derniers restes de la Françafrique ; en marge de cette propagande souverainiste qui envisage un moment de doter la RCA d’une monnaie nationale, précisément une cryptomonnaie adossée sur les richesses de son sous-sol alors que le pays est membre de la ​Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC)​.

L’arbre qui cachait la forêt

Cependant, l’espoir des lendemains qui chantent avec Moscou était en réalité l’arbre qui cachait la forêt de la volonté inflexible de ​Faustin-Archange Touadéra de se maintenir ad vitam aeternam au pouvoir. Le procès en néocolonialisme de la France était davantage un prétexte pour s’affranchir des standards européens en matière de gouvernance et pour faire sauter les verrous sur la limitation des mandats, comme nombre de ses pairs d’Afrique francophone. En garantissant sa sécurité grâce à Prigogine, Touadéra s’affranchissait également de toute entrave à ses ambitions de pouvoir perpétuel.

 Wagner, mépris et violation des droits de l’homme

Dans le même temps, les mercenaires de Wagner avaient carte blanche pour se sentir en territoire conquis, instaurer de fait des rapports néocoloniaux teintés de mépris, de racisme et de violations flagrantes des droits humains largement documentés. Dans un rapport de juin 2023 intitulé Architectes de la Terreur. Comment le Groupe Wagner renforce son emprise sur l’État en République centrafricaine, l’ONG The Sentry affirme :

« L’enquête a révélé que le Groupe Wagner – avec le soutien de son allié centrafricain, le président Faustin-Archange Touadéra – a intentionnellement répandu la terreur et la peur dans le but de soumettre la population centrafricaine à l’autorité du Groupe Wagner et de défendre ses intérêts financiers. Avec un petit nombre de combattants du Groupe Wagner soutenus par une armée centrafricaine parallèle, ​Faustin-Archange Touadéra et son entourage ont pu détourner les institutions étatiques de la RCA et accroître l’emprise du président centrafricain sur le pouvoir. Ce faisant, les combattants du Groupe Wagner, les militaires centrafricains et leurs proxys – des miliciens entraînés et équipés par le Groupe Wagner – ont commis des crimes pouvant être qualifiés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. »

À ce jour, non seulement les mercenaires de Wagner ont largement contribué à affaiblir les institutions étatiques qu’ils étaient pourtant censés contribuer à renforcer, mais, tout aussi grave, ils ont criminalisé ​ces institutions et ont étendu leurs activités prédatrices sur des secteurs vitaux du pays. Si, en plus de ce lourd passif, l’État centrafricain est sommé de leur régler une créance qui s’élève à plusieurs dizaines de milliards de FCFA​ (15 millions de dollars par mois pour rémunérer les services des mercenaires​), un coût exorbitant pour Bangui, il y a lieu de s’inquiéter​, dans ces conditions, pour l’avenir et la stabilité du régime.

En effet, il est connu dans l’histoire que, si les mercenaires appelés à la rescousse pour le sauvetage d’un régime sont au départ accueillis en sauveurs, au moment de leur départ, ils sont plutôt honnis comme les fossoyeurs d’un pays qu’ils n’ont jamais véritablement pacifié. L’avenir dira comment le pouvoir de Bangui se tirera de ce contentieux financier qui pose à la République centrafricaine un problème de souveraineté, plus lourd de périls que celui qu’elle croyait résoudre en exigeant le départ des Français du pays.

 

  • Related Posts

    AES: état des lieux de la situation sécuritaire

    Trois ans après le retrait des troupes françaises du Mali (le 15 août 2022) et cinq ans après le premier coup d’État qui a renversé, le 18 août 2020, le président Ibrahim Boubacar…

    Lire Plus
    Au Mali, forte turbulence au sein de l’armée et de la transition

    Pour l’éditorialiste Babacar Justin Ndiaye, ce qui se passe à Bamako convoque immédiatement l’idée et fixe politiquement l’image de la « Nuit des longs couteaux » de Berlin, en 1934. Le carnage n’est…

    Lire Plus