Paris semble bien décidé à se rabibocher avec le pouvoir de Bangui, auquel il vient d’octroyer un don de 10 millions d’euros. Cependant, cette idylle renaissante semble plus être dictée par des considérations économiques et géostratégiques de la France que par les valeurs démocratiques dont elle nous rebat les oreilles.
Avril 2024, quelque part dans le ciel entre l’Europe et les côtes africaines. Le vrombissement du moteur de l’avion dans lequel les officiels centrafricains ont pris place pour regagner Bangui n’a pas réussi à étouffer la voix de Faustin Archange Touadera. Le chef de l’État centrafricain, qui, manifestement, n’a pas bu que de l’eau avant d’embarquer sur ce vol parle d’une voix enjouée, dont les décibels n’ont rien à envier avec ceux crachés par les baffles des nombreux bistrots que compte la capitale de son pays.
Tombé visiblement en pâmoison, il devise avec ses collaborateurs, notamment avec son ministre d’État en charge de l’Éducation nationale Aurélien Simplice Zingas, un transfuge de l’opposition, qui a rejoint la majorité présidentielle avec armes et bagages. Revenant de Washington, où il a assisté à l’une des réunions de printemps des institutions de Bretton Woods, ce dernier s’entend dire que le séjour de son président dans la capitale française s’est très bien passé, que celui-ci a obtenu de l’ancienne puissance coloniale à la fois le beurre et l’argent du beurre qu’il désirait. Pour peu qu’il insistait, il serait reparti avec la bergère.
Introuvable feuille de route
Plus sérieusement, Faustin Archange Touadera a mille raisons d’exulter. Le 17 avril, il s’est entretenu avec le président français Emmanuel Macron, la deuxième fois en moins d’un an. Le communiqué publié par les services de l’Élysée juste après la rencontre entre les deux hommes indique que « les deux dirigeants ont endossé une feuille de route. Elle vise à mettre en place le cadre d’un partenariat constructif qui respecte la souveraineté de l’État, afin de contribuer à la stabilité, de renforcer une cohésion nationale aussi large possible et d’accompagner le développement économique et social du pays ».
Formulé autrement, c’est la fin de la brouille entre Paris et Bangui. Nul n’ignore que les relations entre les deux pays ont progressivement dégradé après l’arrivée des mercenaires du groupe paramilitaire russe Wagner en République centrafricaine, en 2017, et les attaques répétées dont les intérêts français faisaient régulièrement l’objet.
Le problème, c’est que depuis l’adoption de cette fameuse « feuille de route » à laquelle les autorités françaises ne cessent de faire allusion dans leurs communications, personne, à part les deux dirigeants qui l’ont endossé, ne connait son contenu. Or, on pouvait espérer qu’elle conditionne l’aide de la France au régime de Bangui par l’adoption des mesures pouvant favoriser la décrispation du climat politique. « Il est curieux de constater qu’un accord censé être signé entre deux États soit entouré d’un si épais manteau de mystère », analyse un leader de l’opposition centrafricaine sous le couvert de l’anonymat.
Intérêts économiques vs principes démocratiques
Selon nos informations, en fait de « feuille de route », il s’agit ni plus ni moins d’un arrangement entre Emmanuel Macron et Faustin Archange Touadera, qui tient en deux points : la France s’est engagée à suspendre le gel de son aide budgétaire au bénéfice du pouvoir de Bangui, décidé en 2021 en raison d’une campagne hostile téléguidée par Moscou avec la complicité du régime, à peser de son poids pour faciliter l’appui de l’Union européenne en faveur du pays, et à fermer les yeux sur les dérives autoritaires observées. Ce qui implique également d’obtenir de l’opposition démocratique d’abandonner ses exigences pour participer aux élections locales.
En contrepartie, Faustin Archange Touadera, lui, a fait la promesse de demander à ses « alliés » Russes de se retirer du site de Bakouma qu’ils occupent afin de permettre à la société Orano (ex-Areva) de reprendre possession de son gisement d’uranium.
C’est donc avec cette assurance chevillée au corps que l’actuel maître de Bangui est rentré chez lui. D’autant qu’il n’a pas attendu longtemps pour voir les retombées du deal, puisque le 13 novembre dernier, la France lui a versé pour la première fois depuis trois ans une aide budgétaire, par un don de 10 millions d’euros. Cette aide est destinée à financer « directement, sans conditionnalité, ni aucune réserve, des opérations relevant de la souveraineté et de la gouvernance démocratique de l’État centrafricain », a annoncé l’ambassadeur de France, Bruno Foucher. Lequel voit dans ce geste, le « signe du réengagement progressif et de la normalisation des relations bilatérales entre les deux pays ».
À telle enseigne qu’une ligne de fracture traverse présentement l’Union européenne au sujet de la Centrafrique, après le revirement de la position française. Les autres pays, qui avaient suivi les autorités françaises dans leur attitude de fermeté à l’égard du régime de Bangui sont aujourd’hui déboussolés.
Même chose du côté de l’opposition centrafricaine, où l’incompréhension est totale et la colère vivace. « La France justifie son soutien au régime en place par le souci de préserver la stabilité afin d’éviter au pays de revivre le drame de 2013. Il est établi que nos compatriotes musulmans ont pris les armes contre les institutions parce qu’ils avaient le sentiment d’être considérés par l’État comme des citoyens de seconde zone. Désormais, c’est chose faite puisqu’ils sont officiellement exclus de la République et n’ont plus aucune chance d’accéder à des hautes fonctions réservées aux Centrafricains d’origine par la nouvelle Constitution de Faustin Archange Touadera. Mais cela s’emble interpeller personne au bord de la Seine », s’étonne le dirigeant politique cité précédemment.
Mieux, à l’ambassadeur de France en Centrafrique, qui a estimé sur une radio locale que le refus des partis politiques de l’opposition de participer aux élections locales va précipiter leur disparition de la scène politique, le président du Patrie et coordonnateur du Bloc républicain pour la défense de la Constitution (BDRC) Crépin Mboli-Goumba, a rétorqué que c’est une «injonction teintée de mépris ». Pour lui, « la France s’est perdue en chemin en Centrafrique. J’ai le sentiment que l’intérêt premier de l’État français chez nous se réduit à la normalisation des relations diplomatiques avec le régime de Bangui, au détriment des valeurs démocratiques multiséculaires défendues ».
Faut-il le rappeler, comme préalable à toute participation aux prochains scrutins, le BDRC, principale plateforme de l’opposition centrafricaine, exige la refente de l’Autorité nationale des élections (ANE) et la dissolution de l’actuel Conseil constitutionnel.
Les raisons du virage à 180°
Toutefois, il faut revenir plusieurs années en arrière pour comprendre le revirement opéré par Emmanuel Macron. Nous sommes en 2007. Le fleuron du nucléaire français Areva, devenu entre-temps Orano, a racheté pour 1,8 milliard d’euros la société minière canadienne Uramin, qui détenait trois gisements d’uranium en Afrique, parmi lesquels celui de Bakouma, à l’est de la République centrafricaine. Il s’agit en réalité d’une Offre publique d’achat (OPA) hostile.
Alors qu’Uramin avait pris des dispositions nécessaires pour passer à la phase d’exploitation de l’uranium de Bakouma, son repreneur a levé les pieds. Officiellement, les difficultés d’exploitation de ce gisement, notamment une teneur en uranium moins importante, auraient été à l’origine de cette décision d’Areva.
Cependant, si l’on en croit un fin connaisseur du dossier, la multinationale française « exploite depuis 1971 de l’uranium dans le nord du Niger, et n’avait aucun intérêt à opérer le gisement de Bakouma qu’elle a toujours considéré comme une réserve stratégique destinée aux générations futures ».
Mais c’était sans compter le nouveau pouvoir nigérien issu du coup d’État de juillet 2023 qui, après avoir rompu les relations diplomatiques avec la France et poussé ses soldats dehors, ne cache sa volonté de revoir en profondeur le système d’exploitation des matières premières du Niger par les compagnies étrangères. Résultat, au mois de juin dernier, la junte militaire nigérienne a retiré à Orano le permis d’exploitation du gisement d’Imouraren, l’un des plus grands au monde, avec ses réserves estimées à quelques 200 000 tonnes.
Certes, le Niger ne fournit que 4,7% de la production mondiale d’uranium naturel, loin derrière des pays comme le Kazahstan (45,2%) ou le Canada (environ 13%), mais faute de garantir une source d’approvisionnement fiable et surtout bon marché, il sera difficile à la France de vendre ses réacteurs nucléaires EPR. Dès lors, peu importe sa nature, et grâce au gisement de Bakouma, le régime de Bangui représente une bouée de sauvetage pour l’industrie nucléaire française. Voilà pourquoi Emmanuel Macron a décidé de remiser au placard les grands principes et valeurs défendus par la France pour se rabibaucher avec son homologue centrafricain.
Au moment où nous publions cette enquête, nous n’avons pas pu joindre l’un des conseiller du pôle communication de l’Élysée.
LCP