Alors que le chef de la junte militaire s’est mis à dos une grande partie du pays – ce qui l’oblige à se murer dans l’enceinte du palais Mohamed VI de Conakry – de nombreux Guinéens réclament à cor et à cri le retour au pouvoir de son prédécesseur. Dossier spécial.
La vidéo est virale. Partagée sur les réseaux sociaux, elle a été visionnée des millions de fois. On y aperçoit l’ancien président guinéen Alpha Condé dans une salle de fitness, vêtu d’un ensemble sweat noir d’une marque bien connue des sportifs, assis sur un banc de musculation, s’appliquer à soulever un set d’haltères de quelques kilogrammes. Le message envoyé par l’ex-chef de l’État, d’une cristalline limpidité, peut se résumer ainsi : « Je suis en possession de l’ensemble de mes facultés, physiques et intellectuelles, pouvant me permettre de reprendre le fauteuil présidentiel qui m’a été ravi, le 5 septembre 2021, par un groupe de militaires non-républicains ».
En dépit des tracas et des fracas d’une longue carrière politique jalonnée de privations de toute sorte ainsi que de nombreux séjours en prison, l’octogénaire affiche une forme olympique qui ferait pâlir de jalousie ses autres « cadets » encore au pouvoir. Preuve est donc faite que celui qui a dirigé la Guinée pendant plus d’une décennie, incarnant comme aucun autre dirigeant avant lui les aspirations de ses concitoyens, est une montagne dotée de pentes plus raides que le Kilimandjaro. Lui, qui a pris l’habitude de déclarer à ses interlocuteurs qu’il est « trempé en acier ».
Certes, il peut parfois trébucher voire tomber, mais la capitulation en rase campagne ne fait pas partie de son vocabulaire. Pour coller à l’analogie sportive, Alpha Condé est persuadé que la défaite, consubstantielle au parcours de tous les grands champions, loin d’être un motif de renoncement, constitue plutôt une source de motivation supplémentaire. C’est dire qu’en ce qui le concerne, il faut plus qu’un quarteron de colonels paraît-il accros à la consommation de substances illicites, plus qu’un régime autoritaire pour le dompter ou le contraindre à renoncer à se mettre au service de ses compatriotes et à chérir l’unique véritable amour de sa vie : la Guinée, qui est pour lui le centre du monde.
Privations et répressions
Déjà, en début d’année, lors de ses vœux à la nation, Alpha Condé s’en est pris frontalement à Mamadi Doumbouya, s’offusquant au passage que des acquis de son régime soient « dilapidés par une équipe de prédateurs qui ne représentent ni l’armée nationale ni le peuple souverain de Guinée », tout en rappelant à ses concitoyens qu’ils « ont vécu deux années insupportables » sous ce régime militaire. Cette équipe, qui a détourné le pouvoir de l’État, avait-il assené, « est incapable de satisfaire les besoins les plus ordinaires de notre communauté : incapable d’assurer la desserte en eau et électricité ; de fournir du carburant ; de faire fonctionner l’hôpital Donka que nous avons réhabilité avec des équipements de dernière génération dans le but de réduire les lacunes en matière de soins de santé et d’améliorer la qualité des services médicaux ».
Bien que sévères, cette charge de l’ancien chef de l’État contre son tombeur – la première depuis le putsch – ne semble pas avoir été guidée par l’amertume, tant s’en faut. Point n’est besoin d’indiquer que cela fait plus de trois ans que Mamadi Doumbouya préside aux destinées des Guinéens. Mais force est de constater que l’enthousiasme suscité par le coup de force est depuis longtemps retombé. Surtout que sa gestion n’augure rien de très rassurant, bien au contraire. « Les Guinéens sont en train de boire le calice jusqu’à la lie », juge un membre de la société civile locale sous le couvert de l’anonymat, avant de marteler que « Mamadi Doumbouya est capable de brutalité et de bestialité contre tous ceux qui tentent de défier son pouvoir. Même ‘’ses applaudisseurs’’ de naguère, insiste-t-il, ont fini par réaliser qu’ils ont été manipulés et qu’ils ont contribué à hypothéquer l’avenir de leur pays ».
Il faut dire que dès son arrivée au pouvoir, le chef de la junte a ordonné l’interdiction des manifestations dans la rue, exercé une violence sans commune mesure contre des manifestants pacifiques, supprimé la liberté de se réunir même dans l’intimité des domiciles privés. L’ancien coordonnateur du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC) Abdourahmane Sano, jeté dans les cellules de la junte, en a fait l’amère expérience. Sans compter les arrestations arbitraires, les destructions de biens privés, l’exil forcé des leaders politiques. Selon un rapport d’Amnesty International, publié le 15 mai 2024, au moins 47 personnes ont été tuées, en grande partie des jeunes, depuis la prise du pouvoir de Mamadi Doumbouya.
Bien évidemment, ce décompte macabre ne prend pas en compte la disparition des leaders de la société civile Bilo Bah et Foniké Mingué ou encore les morts suspectes de l’ancien chef d’état-major de l’armée guinéenne, le général Saliba Koulibaly ainsi que du colonel Célestin Bilivogui, disparu depuis plus d’un an.
Narcotrafic et cocktail explosif
À l’évidence, les masques sont tombés, les militaires ne font plus illusions. Même les Guinéens qui ne s’intéressaient pas forcément aux questions politiques sont désormais fixés sur le compte des putschistes. Ils savent que le coup d’État qui a mis un terme à l’expérience démocratique de leur pays n’avait rien à voir avec l’adoption d’une nouvelle Constitution ni, encore moins, à la mise en place de la quatrième République si ce n’est qu’un braquage institutionnel opéré par certains officiers félons liés aux narco-trafiquants notoires et menacés de poursuites par l’ex-président.
Ce qu’ont confirmé deux chercheurs français reconnus, Thierry Vircoulon et Sani Piers, qui ont écrit dans un rapport sur la Guinée qu’à « l’inverse de ce qui s’est passé au Mali en 2020 et au Burkina Faso en 2022, le coup d’État du 5 septembre 2021 ne sanctionnait pas la défaite des autorités face à l’insécurité et à la rébellion. […] Mamadi Doumbouya semblait alors sur le point de tomber en disgrâce (il avait été prié de réduire le nombre de ses forces à Conakry et avait été assigné à résidence). Au-delà de sa survie et de l’élimination de son rival Mohamed Diané (actuellement en prison à la Maison centrale), le putsch lui a permis de préempter l’éventuelle prise du pouvoir par d’autres poids lourds du système d’Alpha Condé. »
Par ailleurs, pour ces deux hommes, qui ne peuvent nullement être soupçonnés de connivence avec l’ancien chef de l’État, « le chef de la junte s’est immédiatement efforcé après le coup d’État de neutraliser ses rivaux potentiels aussi bien civils que militaires. Dès le 12 octobre 2021, 42 généraux ont été mis à la retraite, de peur que leur sens de la hiérarchie ne les rende réticents à servir une junte de colonels […] Les opposants civils sont neutralisés par la voie judiciaire. Créée le 2 décembre 2021 par ordonnance présidentielle afin de poursuivre les anciens dirigeants et leurs obligés, la Cour de répression des infractions économiques et financières (Crief) est clairement chargée de solder les comptes de l’ancien régime et a permis de décapiter les oppositions, en jetant en prison les leaders du RPG et en incitant ceux de l’UFDG et de l’UFR à l’exil. À eux seuls, ces trois partis totalisaient 95% des voix aux élections de 2015 selon les décomptes officiels. »
Toujours selon eux, « plutôt que de préparer le retour à l’ordre constitutionnel et de s’atteler à la rédaction d’une nouvelle constitution et du code électoral, le Comité national du rassemblement pour le développement (CNRD) a donné la priorité au musèlement de toute opposition et au contrôle des institutions. La militarisation de l‘appareil étatique, le musèlement de toute opposition et l’instrumentalisation de la lutte anti-corruption tendent à démontrer que le colonellisme guinéen semble vouloir s’installer dans la durée ». Si l’on en croit cette analyse, « une transition longue, l’absence d’amélioration des conditions de vie de la population, la restriction des libertés et la marginalisation des principales formations politiques constituent un cocktail explosif pour la Guinée. »
Repli identitaire
Autrement formulé, avec un tel palmarès, la communauté internationale aurait tort de minimiser la frustration d’une grande partie des citoyens guinéens, qui subissent les mesures arbitraires de la junte. Le risque ici, est que demain (en tout cas à brève échéance) l’on apprenne que des Guinéens s’estimant lésés en viennent à leur tour à se mettre en marge du cadre républicain, en contestant violemment le régime militaire pour se faire entendre. Loin d’être une simple hypothèse d’école, cette perspective est réelle. Surtout que ces derniers temps, de nombreux observateurs ont noté un repli identitaire de plus en plus assumé par la population, en plus de la montée en puissance d’un discours revanchard. Les drames commencent souvent par un sentiment de marginalisation ou d’exclusion au sein de la communauté nationale et la volonté de se faire justice soi-même.
D’autant qu’une partie de l’armée, qui n’a jamais véritablement prêté allégeance à Mamadi Doumbouya, voit toujours d’un mauvais œil le fait que celui-ci ne semble faire confiance qu’aux forces spéciales. Un signe qui ne trompe pas, même le demi-milliard de francs guinéens promis en échange de toute information permettant de capturer le colonel Claude Pivi (un ancien du Bataillon autonome des troupes aéroportées (Bata), qui s’est fait la malle depuis presque un an grâce à l’intervention d’un commando dirigé par son fils n’a, pour l’instant, donné aucun résultat escompté.
Appel à la rescousse de la population
Dans ce contexte explosif, où la Guinée traverse l’une des crises les plus graves et les plus dangereuses de son histoire politique, où le président de la transition, qui vit reclus dans son palais montre des signes de fébrilité, des voix s’élèvent pour appeler à la rescousse Alpha Condé, désormais installé dans un pays africain après avoir vécu à Istanbul, en Turquie. On le sait, Alpha Condé a toujours refusé de démissionner comme l’avaient souhaité les auteurs du coup d’État. Il ne se passe pas un seul jour sans qu’une manifestation ne soit organisée à Conakry et dans tout le pays pour réclamer son retour au pouvoir. Même ses détracteurs d’hier, commentateurs et leaders de la société civile, dont le passe-temps favori était de vitupérer contre son régime, ont fait leur mea culpa, adressant des excuses publiques à l’ancien président.
Or, tous ceux qui dénoncent l’inexorable et l’insoutenable décente aux enfers du pays affirment que « dans la Guinée d’aujourd’hui, parmi tous les prétendants au fauteuil présidentiel, seul Alpha Condé a une réelle légitimité pour recoudre le tissu national mis en lambeaux par la junte militaire et réconcilier ses compatriotes ». De leur aveu, « non seulement l’ancien président possède l’expérience requise (d’aucuns disent la sagesse concrète) pour avoir été confronté à l’épreuve du feu, mais avec sa bonté, il serait capable de pardonner à tous ceux qui l’ont trahi et qui sont trempés jusqu’au cou dans le complot qui l’a renversé. »
En clair, ceux qui le vilipendaient à longueur d’émission ou de manifestations de rue sont dorénavant les premiers à affirmer, la main sur le cœur, « qu’à la différence des autres leaders guinéens réputés revanchards, Alpha Condé est un homme profondément sensible, plein de compassion, généreux, tendre et affectueux. Il entretient un réel culte de la famille, de la parenté, de l’amitié, de la camaraderie. Il hait, au plus haut point, la fourberie, l’hypocrisie, la duplicité. Il soigne, et assiste à des veillées mortuaires. Il console veuves et orphelins avec raison et sagesse. Sa maison de Conakry était le refuge des démunis. Il sait aussi pardonner, récompenser ou sanctionner avec clairvoyance et justice. Il relativise le mal qu’on lui fait, estimant que diriger un pays, c’est privilégier l’intérêt général. »
Panser les plaies et réconcilier les cœurs
Voilà pourquoi, ils en sont convaincus : le premier président démocratiquement élu de la Guinée pourrait même confier à ses traitres des responsabilités dans la prochaine équipe gouvernementale. C’est en cela, selon eux, qu’on reconnait les vrais hommes d’État qui se placent au-dessus de la mêlée. « Incontestablement, avance un autre membre de l’opposition que nous avons interrogé, la Guinée a besoin de l’ancien président pour panser ses plaies et réconcilier les cœurs. À preuve, alors qu’on pouvait penser que son arrestation arbitraire ainsi que son incarcération illégale à l’issue de la présidentielle de 1998 allaient nourrir chez lui une volonté de revanche, une fois arrivé au pouvoir, Alpha Condé a plutôt œuvré pour le repos de l’âme de ses bourreaux, intervenant directement pour le bien-être matériel de leurs proches. Il n’a pas cherché à rendre le mal par le mal. Le fil conducteur de son action à la tête de l’État fut le pardon. Même si, une telle attitude éclaire le reproche constant qu’on lui fait, celui de ne pas assez sanctionner ceux qui ont commis des fautes ».
Malgré tout, « au sein de la classe politique nationale, Alpha Condé demeure le seul leader considéré comme le baobab sous lequel toutes les communautés peuvent venir régler leurs différends. On l’a vu à l’œuvre au cours de ses deux mandats pendant lesquels il s’est entouré des cadres issus de toutes les régions du pays. Durant son magistère, la compétence était le seul critère requis pour servir dans la haute administration publique », avance un autre analyste, en fin connaisseur du marigot politique guinéen. Aussi, dit-il, « contrairement à la décevante performance du régime de la transition, les agrégats macro-économiques obtenus durant la présidence Alpha Condé sont édifiants. En dépit de trois ans de crise sanitaire Ébola et deux ans de pandémie de Covid-19, son bilan est exceptionnel ».
Dans ces conditions, il ne fait l’ombre d’aucun doute que les Guinéens exigent le retour de l’ancien président parce que ses tombeurs ont fait reculer le pays de plusieurs années en arrière. Pire, les membres de la junte militaire passent le plus clair de leur temps à piller de façon éhontée toutes les richesses du pays. Plus consternant encore, ils ne se contentent pas seulement de piller et de mettre le pays à genoux, ils foulent aussi à pied l’indépendance et la souveraineté nationale chèrement acquises par le vote historique du 28 septembre 1958 par lequel la Guinée a cessé d’être une colonie française.
Un tel bilan en si peu de temps est une bien glaçante prouesse de la part des auteurs du coup d’État. Eux, qui avaient pourtant promis monts et merveilles aux Guinéens. Leur chef voulait « faire l’amour » à la Guinée « sans la violer », promettant de rassembler ses enfants divisés par les ambitions politiques. Hélas, ces promesses sont restées de vœux pieux. Mamadi Doumbouya ayant montré que peu d’entrain à retrousser les manches de son uniforme militaire pour se mettre au service de ses concitoyens.
Pas étonnant qu’au-delà de leurs préoccupations immédiates, au-delà des défis multiformes qui rythment leur quotidien depuis déjà trois ans, les populations guinéennes, aux prises avec les difficultés sociales et économiques, n’exigent rien tant que la restauration de l’ordre constitutionnel incarné par Alpha Condé. Car entre lui et le peuple guinéen s’est tissé un lien indéfectible que rien ni personne ne peut briser. À ce propos, la crédibilité de la communauté internationale, de tous les démocrates épris de liberté et de toutes les institutions promouvant la démocratie est en jeu.
Yasmine Perrière, envoyée spéciale à Conakry