La grande dame des lettres mondiales, Maryse Condé, s’en est allée dans la nuit du 1er au 2 avril 2024 à l’âge de 90 ans, à la suite d’une longue maladie.
Originaire de la Guadeloupe, née Maryse Liliane Appoline Boucolon, l’écrivaine disparue laisse derrière elle un héritage littéraire riche, composé de près de 70 livres, dont des romans, des essais et des titres pour la jeunesse. Lauréate de nombreux prix littéraires, elle a obtenu en 2018 le prix Nobel alternatif de littérature pour son roman Le fabuleux et triste destin d’Ivan et Ivana (2017).
Après la disparition de celle qui a légué à la postérité une « œuvre portée par la quête d’un humanisme fondé sur les ramifications de nos identités et les fêlures de l’Histoire », plusieurs personnalités se sont exprimées pour saluer sa mémoire. À commencer par le président de la République française, Emmanuel Macron, qui a évoqué une « géante des lettres » qui « a su peindre les chagrins et les espoirs, de la Guadeloupe à l’Afrique, de la Caraïbe à la Provence dans une langue de lutte et de splendeur, unique, universelle. Libre ».
Pour Jean-Luc Mélenchon, le leader de la France insoumise, « La littérature d’expression française perd un phare ». Selon la Nouvelle-Académie, qui avait décerné à Maryse Condé le prix Nobel alternatif de littérature en 2018, l’écrivaine savait décrire « dans un langage précis (…) les ravages du colonialisme et le chaos du post-colonialisme ».
Mais la palme d’or des hommages est revenue à Christiane Taubira. L’ancienne garde des sceaux, qui était proche de l’écrivaine s’est fendu d’un long texte publié sur ses réseaux sociaux que nous reprenons ici in extenso.
À jamais là, dans ses livres.
Je ne comprends pas pourquoi je pleure. Nous avons tellement ri. Et tellement médit. Moi, pas toi. Je médisais sans offense. Par hygiène mentale. Et par jeu. Pour t’entendre riposter. C’était toujours cinglant dans les mots et doux dans le ton. Souvent, Richard et moi, nous éclations de rire. Voilà quatre jours que je pleure, comme ça, au milieu d’une phrase.
Ou que je baye aux corneilles. D’ailleurs, il n’y a pas de corneilles ici. Et je réalise que depuis deux jours, les kikivis ne chantent pas dans les branches du manguier. J’aime que la Terre soit ronde et qu’il faille du temps pour aller d’un endroit à l’autre. Comme pour se préparer à la rencontre. Depuis vendredi, j’ai peur. Mais je me tiens. Je refuse. Et vendredi, et puis dimanche encore, Richard…
Je m’en fous de mal écrire aujourd’hui. Je m’en fous d’être décousue. Je m’en fous de ne pas trier dans mes souvenirs. Et je m’en fous de ne pas répondre à tous vos messages au téléphone. Je vous aimerai à nouveau et je redeviendrai polie, mais laissez-moi le temps. Et si vous ne voulez pas me le laisser, avalez-le. Et qu’il vous étrangle. Froissez-vous si vous voulez, je m’excuserai plus tard.
Je ne veux pas parler de Maryse comme si elle n’était plus là. Je ne veux pas dire une phrase en sachant qu’elle ne m’appellera pas dans le quart d’heure. Je ne vais pas écrire sur Maryse. Et ses filles savent. La communauté proche que nous étions devenus aussi, filles, garçons, artistes, et ses amitiés de plume, des géniales et des géniaux, Maryse n’aimait pas les médiocres, à nous retrouver ici ou là, à l’écouter et la humer égoïstement.
Sa vie et son œuvre sont tellement éblouissantes et riches qu’il se trouve dans le monde des milliers de personnes pouvant rédiger toutes sortes d’hommages de notices de poèmes de bios ou de souvenirs. Même sans l’avoir connue. L’effet qu’a pu faire tel livre à tel moment de leur vie. La recette essayée. Les larmes versées sur des romans. Les éclats de rire. Les recherches effectuées pour en savoir plus. Les extraits dits à voix haute. La participation effervescente au vote ouvert en 2018 par cette Nouvelle Académie de Stockholm et sa démocratie littéraire mondiale. Ou à ces deux jours de fête au MUCEM. Ou à l’inauguration du lycée Maryse Condé à Sarcelles.
Maryse et moi, nous avons fait beaucoup de choses ensemble depuis tant d’années, et vous en avez traces. Débrouillez-vous avec ça. Je sais. Ce n’est pas dans les codes. On ne prend pas le temps d’écrire pour dire des choses pareilles. Eh bien, Maryse n’était pareille à personne. Voilà ! « Dans un cri s’est levée une île avec son ceinturon de mer sanglé ». Sonny Rupaire traçait en poésie la lutte et la dignité sur cette igname brisée qu’est sa terre natale, celle de Maryse.
J’ai si souvent raconté mon admiration première depuis que je suivais ses cours de littérature quand je faisais université buissonnière. Et notre amitié qui a commencé quelques années plus tard et n’a cessé de se creuser en complicité. Et toutes ces fois où j’ai pris l’avion puis le train puis la voiture puis le vélo pour arriver jusqu’à Maryse. Fouillez vos archives et laissez-moi tranquille. C’est ça même ! je ne fais pas d’effort. Parce que Maryse, c’est à jamais qu’elle a dit Ciao. Tous ces livres… c’est à jamais qu’elle est là et partout, sa voix, son esprit, son ironie. Son exigence. Puisez. Trouvez. Voilà. Aujourd’hui, je ne suis capable que de ça. Et puis, j’ai envie de mal écrire, ce matin.
*Emmanuel Todd, La Chute finale, Essai sur la décomposition de la sphère soviétique, Robert Laffont (1976)