Éric Topona Mocnga, journaliste à la rédaction francophone de la Deutsche Welle (Bonn), analyse les avantages que tirent Bangui et N’Djamena à assurer une surveillance commune de leurs frontières.
C’est un rapprochement qui ne laisse pas indifférent ceux qui observent les rapports entre le Tchad et la République centrafricaine depuis des décennies. Les deux pays ont signé le 23 octobre 2024 à Bangui un protocole en vue de la création d’une force mixte qui aura pour mission de sécuriser leur frontière commune longue de plus de 1500 kilomètres. La décision de créer une force armée commune à la frontière de ces deux pays vient à point nommé. Elle aurait dû être prise depuis fort longtemps au regard de ce qu’elle représente comme source potentielle de conflits entre les deux États et pour leur sécurité intérieure.
Le Tchad et la République centrafricaine, comme tous les États africains, ont hérité du tracé colonial. des frontières décidées en 1884 à la Conférence de Berlin. L’une des questions cruciales qui s’est posée aux États africains au lendemain de leur accession à l’indépendance, et à l’Organisation de l’unité africaine (OUA) à sa création en 1963, portait sur la question de savoir si les États africains devaient revoir la délimitation des frontières décidée à la Conférence de Berlin en 1884.
La question était d’autant plus opportune que les empires coloniaux n’ont pas délimité les territoires de leurs possessions en tenant compte de leurs proximités culturelles, ethnologiques, anthropologiques. Seules prévalaient les superficies de leurs empires respectifs que chaque puissance coloniale voulait la plus large possible. Ils n’ont eu nul égard pour les conséquences que créerait l’inéluctable déstructuration des sociétés africaines qui s’ensuivrait. De sorte qu’au moment où les États africains accèdent à l’indépendance, ils sont pour la plupart en conflit potentiel les uns contre les autres ; des conflits qu’il serait fastidieux d’évoquer ici dans le détail et qui n’ont guère été entièrement résolus à ce jour.
« Programme Frontières »
C’est conscient des risques de conflits futurs que dans la région Afrique centrale, les pays de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) ont mis sur pied en 2009 le « Programme Frontières. »
En mars 2021,la coopération allemande, l’Union européenne et la CEEAC, dans une note conjointe intitulée Afrique centrale : Appui au programme Frontières de la CEEAC (APF-CEEAC), une gouvernance durable des frontières prévient les conflits entre les États africains et favorisent l’intégration régionale font un constat similaire : « Les frontières poreuses et rudimentairement délimitées et démarquées sont souvent le point de départ de conflits violents entre États. africains, entravant l’intégration régionale, la croissance économique et le développement dans le cadre d’une paix durable ».
La République centrafricaine et le Tchad ne font donc pas exception. En 2021, à l’occasion d’une traque dans le Nord-Ouest de la République centrafricaine, des rebelles de la Coalition des patriotes pour le changement (CPC),des incidents éclatent à la frontière avec le Tchad, causant la mort de six soldats tchadiens stationnés à un poste frontalier. La tension qui s’ensuivra entre les deux pays fut telle que le pire a été évité de justesse.
Il ne s’agit pas des premiers heurts sur cette frontière commune entre les forces de défense et de sécurité des deux pays.
Mutualisation des efforts
Cependant, il est salutaire de relever que du côté centrafricain comme du côté tchadien, on en est arrivé à réaliser qu’aucun des deux États ne peut assumer seul la défense de cette frontière alors qu’ils font face à des menaces communes. Durant de nombreuses années, des groupes armés hostiles au pouvoir en place au Tchad ont établi des bases de repli dans le Nord de la République centrafricaine afin de s’en servir comme rampe de lancement.
Quatre groupes rebelles sont notoirement présents dans le Nord de la RCA, non loin de la frontière Sud avec le Tchad. Comme le relève à juste titre le think tank Global Initiative Against Transnational Organized Crime dans une étude intitulée L’imbroglio transfrontalier, Trafic d’armes, criminalité et violence aux frontières du Tchad, du Cameroun et de la République centrafricaine :
« La RCA accueille des groupes rebelles tchadiens depuis des décennies, et si les chefs de plusieurs groupes ont été tués sous le régime d’Idriss Déby, quatre groupes restent particulièrement actifs dans le nord de la RCA, près de la frontière sud du Tchad (le Rassemblement populaire pour la justice et l’égalité du Tchad (RP-JET), le Mouvement pour la révolution du Sud du Tchad (MRST), le Mouvement pour la paix, la reconstruction et le développement, et l’Armée dynamique révolutionnaire du Sud (ADRS). Les deux premiers sont nettement mieux établis (…) Si les groupes rebelles tchadiens représentent surtout une menace pour la sécurité du gouvernement tchadien, leur impact a également été ressenti par les civils en RCA. (…) Parallèlement, les meurtres de civils perpétrés par ces groupes, ainsi que leur implication rapportée dans des vols et des vols de bétail, font qu’ils n’ont pas le soutien de la population locale, que ce soit dans le sud du Tchad ou dans le nord de la RCA ».
C’est au regard de ces périls que le Tchad n’a pas attendu la force mixte à venir pour renforcer sa présence militaire à cette frontière. Mais il est évident qu’il est encore plus efficace pour contenir ces menaces auxquelles font face les deux pays, de neutraliser ces groupes armés de part et d’autre de la frontière commune, en accordant par exemple un droit de poursuite dans l’un ou l’autre territoire en cas de nécessité.
La création de cette force mixte est un signal fort, mais aussi d’espoir pour les civils des deux pays qui sont quotidiennement victimes de leurs activités criminelles et prédatrices. Il faut donc formuler le vœu de voir cette décision cruciale pour la RCA et le Tchad devenir réalité le plus rapidement possible.
La longue frontière entre la République centrafricaine et le Cameroun est également un espace de circulation pour de nombreux groupes criminels transfrontaliers qui s’investissent dans le pillage des ressources minières de la RCA, le commerce d’armes à feu venus parfois du Soudan ou de la République démocratique du Congo, théâtres de conflits dont les conséquences déstabilisatrices s’étendent bien au-delà de leurs territoires.