Le 2e sommet des chefs d’État de l’Alliance des États du Sahel (AES) s’est tenu à Bamako les 22 et 23 décembre 2025. Au menu : consolider l’intégration de la confédération par l’adoption de plusieurs projets communs. Rien n’est moins sûr que les mesures annoncées vont se concrétiser. Éric Topona
Plusieurs dossiers ont été passés au peigne fin par les chefs d’État du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Ils ambitionnent de renforcer l’intégration sécuritaire et économique de leur espace commun avec le lancement de la Banque confédérale pour l’investissement et le développement. Sa mission : financer les projets de développement des pays membres. Autre projet scellé, le lancement officiel de la Télévision AES, dont le siège se trouve à Bamako.
Selon ses géniteurs, elle est « un outil de communication stratégique destiné à porter une voix souveraine, fidèle aux réalités et aux aspirations des peuples du Sahel». Les dirigeants de l’AES ont aussi acté la création d’une radio, « Daandé Liptako» (la voix du Liptako en langue peule) « pour fédérer les peuples sahéliens, lutter contre la désinformation et construire un narratif souverainiste ». La radio « Daandé Liptako» sera basée à Ouagadougou (Burkina Faso). Outil de communication, elle ambitionne de diffuser dans plusieurs langues nationales des pays membres. En clair, l’objectif final est le contrôle de l’information.
Bilan d’étape
Les responsables de cette confédération, portée sur les fonts baptismaux le 16 septembre 2023, ont profité de ce deuxième sommet pour faire un bilan d’étape dans un moment de fortes turbulences, voire de doutes qui conduisent les peuples de la confédération comme les observateurs à s’interroger sur la fiabilité et la pérennité de cette entité confédérale.
Il faut d’emblée rappeler le contexte de la création de l’AES. Les pays de la zone sahélienne, voire la quasi-totalité des États d’Afrique de l’Ouest, sont l’objet d’attaques terroristes répétées qui se traduisent par les déplacements de milliers de populations. Ces attaques djihadistes récurrentes déstructurent les systèmes sociaux et menacent d’effondrement ces États.
Pour justifier leur coup d’État, les militaires de ces trois pays ont invoqué l’insécurité ambiante et la nécessité de rétablir l’intégrité territoriale, sécuriser les populations et éradiquer la menace terroriste.
Ces pouvoirs se sont donc présentés à leurs peuples comme des régimes de transition qui ont à cœur de préparer le retour à l’ordre constitutionnel, conformément aux engagements qui les liaient alors à la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) dont ils étaient alors membres jusqu’à leur départ de l’institution sous-régionale, devenu effectif le 29 janvier 2025, après avoir annoncé leur retrait un an plutôt.
Grande bascule
Mais la grande bascule géopolitique interviendra le 26 juillet 2024 avec le coup d’État au Niger contre le président Mohamed Bazoum, démocratiquement élu, dont le pays, déjà sous le président Mahamadou Issoufou, dont il fut par ailleurs ministre de l’Intérieur, pouvait se targuer de résultats appréciables dans la lutte contre le terrorisme djihadiste. C’est contre la détermination de la CEDEAO et de certains partenaires au développement du Niger d’imposer un retour rapide à l’ordre constitutionnel dans ces trois pays, que ces militaires prendront la décision de faire bande à part, en se retirant de l’institution sous-régionale pour se retrouver au sein de l’AES.
Une création précipitée
Même si ce changement d’alliance et de cap géopolitique n’a pas été clairement assumé au moment de sa création et que l’Alliance des États du Sahel n’est pas étrangère aux ambitions de puissance de la Fédération de Russie en Afrique, notamment dans le cadre du conflit russo-ukrainien. La précipitation dans laquelle aura été créée l’AES n’est pas étrangère à ses difficultés actuelles à revendiquer des résultats à la hauteur de ses ambitions affichées.
Naturellement, c’est d’abord au plan sécuritaire que l’AES s’affirme en décidant de la création d’une force militaire commune mobilisable pour la défense des intérêts communs des États membres en matière de sécurité. Or, dans la réalité, cette force annoncée de 5 000 hommes n’a quasiment jamais été rendue opérationnelle pour la défense des intérêts vitaux de l’un des États membres. Toutefois, le 20 décembre, une cérémonie de remise de l’Étendard à la Force unifiée de l’AES (FU-AES) a été organisée à Bamako. Selon nos confrères de Jeune Afrique, cette force, même si elle n’est pas opérationnelle, a «déjà été déployée plusieurs fois depuis 2024, dans le cadre des opérations Yéroko 1 et 2, et a été placée sous la direction du général malien Daouda Traoré.»
L’exemple le plus sidérant de cette absence d’efficacité opérationnelle aura été l’actualité sécuritaire récente au Mali avec le blocus du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM) sur l’approvisionnement en carburants des principales villes du pays, notamment Bamako. Ni la force militaire commune de l’AES ni les mercenaires de l’Africa Corps (ex-Wagner) ne sont parvenus à ce jour à desserrer totalement l’étau des terroristes djihadistes dont souffrent de nombreuses villes et populations du Mali.
Un approvisionnement du pays en carburant a certes été récemment effectué avec le concours du Niger et du Burkina Faso, mais le blocus est toujours effectif et les populations éprouvent encore des difficultés à se ravitailler en carburant. À telle enseigne qu’Issa Konfourou, ambassadeur, représentant permanent du Mali à New York a, au nom des États de l’AES, lancé en novembre 2025 un appel à l’aide militaire internationale, alors que les terroristes djihadistes étaient sur le point de déferler sur Bamako.
Aggravation de la menace djihadiste
En dehors de cette actualité sécuritaire qui demeure pendante, les résultats engrangés dans la lutte contre le terrorisme djihadiste font plutôt état d’une aggravation de la menace. Au Burkina Faso, au Mali et au Niger, la situation a empiré. L’efficacité de l‘assistance des paramilitaires de l’Africa Corps est remise en question au sein même des forces de défense et de sécurité, notamment au Mali. Les récentes purges au sein du haut commandement des forces armées maliennes ne sont pas étrangères à ces dissensions.
Charmant paradoxe
La situation sécuritaire n’est pas le seul point sur lequel le bilan de l’AES peut être considéré à juste titre comme n’étant toujours pas à la hauteur des attentes suscitées auprès des peuples. Une fois de plus, au niveau institutionnel, les trois États fondateurs ont annoncé en grande pompe une banque d’investissement commune avec, à terme, la création d’une monnaie.
Néanmoins, deux années plus tard, s’ils ont annoncé leur retrait de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), ils demeurent membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et, à ce jour, aucune expertise technique attestant d’une démarche de création d’une union monétaire n’a été rendue publique.
À ce tableau peu reluisant s’ajoute le rétrécissement de l’espace civique et politique avec l’emprisonnement de toutes les voix critiques aux militaires au pouvoir dans ces trois pays : l’avocat Guy Hervé Kam au Burkina Faso, les anciens Premiers ministres maliens, Moussa Mara et Choguel Kokalla Maïga, ou encore le chroniqueur radio Mohamed Youssouf Bathily, dit Ras Bath et l’influenceuse Rokia Doumbia, alias Rose, qui vit toujours au Mali, pour ne citer que ceux-ci.
Le sommet de Bamako a marqué certainement un tournant pour la pérennisation de l’AES comme projet confédéral. Mais, l’enthousiasme des origines, notamment au sein des populations, s’est considérablement effrité.
Le temps des réalisations ?
Des paroles aux actes. Tel est aurait pu être la thématique structurante du sommet de l’AES qui vient de se tenir à Bamako. Il faut rappeler que la création formelle de cette entité confédérale a été immédiatement suivie de grandes annonces dont l’effet recherché fut la matérialisation historique du divorce effectif avec la CEDEAO.
En plus du terrain sécuritaire où l’on assiste plutôt à une détérioration croissante de la situation sur le terrain et de la réalité plutôt virtuelle de leur force militaire commune, les trois pays fondateurs ont voulu affirmer aux yeux de leurs peuples leur souveraineté dans la production et la diffusion de l’information, ainsi que dans la conduite de leurs politiques économique et monétaire.
Dans cette perspective, l’inauguration en grandes pompes le 23 décembre 2025 de la télévision de l’AES se veut l’opérationnalisation d’un nouvel ordre de l’information souverain, et un pas important vers une émancipation réelle des grandes chaînes d’information occidentales, notamment européennes, accusées de tous les maux qui empêcheraient ces régimes d’atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés.
Mais lorsque l’on regarde de près l’effectivité de ce nouveau cap informationnel que ces pays sont supposés avoir franchi, on se rend à l’évidence, sans céder à la caricature facile ou malveillante que la télévision de l’AES, au-delà de la beauté du vernis, est plus virtuelle que réelle.
La charrue devant les bœufs ?
Cette chaîne de télévision n’a pas préalablement conçu une grille de programmes à la mesure du projet géopolitique de l’AES. Si elle a bel et bien des locaux (dans la zone aéroportuaire, au sein de l’ancien bâtiment de la Société malienne de transmission et de diffusion), ceux-ci sont cependant vides de tout contenu programmatique véritable.
Plus que l’absence d’une grille de programmes en adéquation avec sa vocation idéologique, cette chaîne de télévision, selon ses promoteurs, diffusera ses programmes à l’étranger à travers le bouquet de l’opérateur français Canal+. On croit rêver ; car, on ne peut guère s’empêcher de se demander comment les pays de l’AES peuvent recourir à un opérateur français pour diffuser hors de leurs frontières les informations relatives à leur confédération, alors qu’ils n’ont de cesse d’accuser les médias français de désinformation, voire de tentatives de déstabilisation ! Cette option demeure un mystère mais ne pose pas moins un problème de cohérence idéologique.
La banque confédérale d’investissement de l’AES est également sujette à caution. Il est important de relever que si les Etats de l’AES ont annoncé leur départ de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), ils demeurent en revanche membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). À cet égard, ils demeurent arrimés à la zone franc et à ses règles de fonctionnement. Ils n’ont toujours pas franchi le pas de la rupture systémique avec l’UEMOA et se gardent d’ailleurs d’en parler.
Ces nombreuses incohérences et inconséquences tiennent au fait que dans la mise en route de ce projet confédéral, la réalité a précédé la théorie. Il a été annoncé sans avoir été théorisé. Or les peuples qui ont nourri de grandes espérances à l’annonce de la création de l’AES sont de plus en plus avides de réalisations, mais aussi et surtout d’améliorations concrètes dans leur existence quotidienne. Cet horizon tant rêvé s’éloigne chaque jour un peu plus.
Au Mali, c’est probablement conscient de ce désenchantement grandissant que le mouvement qui s’est constitué autour de l’imam Mahmoud Dicko s’est décidé à rendre public son projet politique alternatif. Il n’est pas exclu de voir émerger dans les autres Etats membres des mouvements similaires au fur et à mesure que s’éloigneront les promesses de ce projet confédéral.



