Mohamed Bazoum ou la démocratie nigerienne en détention

Pour Éric Topona Mocnga, journaliste au Programme francophone de la Deutsche Welle, si l’indignation provoquée par la séquestration du président démocratiquement élu du Niger par les militaires qui l’ont renversé le 26 juillet 2023 demeure aussi vive, c’est parce que la démocratie et les espoirs de bonne gouvernance en Afrique ont pris un coup de poignard. Au-delà, le Niger fait un saut dans l’inconnu.


La publication le 2 décembre 2024 par les éditions Karthala de l’ouvrage 25 Lettres au président Mohamed Bazoum: philosophe, prisonnier et résistant n’est pas un événement éditorial ordinaire. Cet ouvrage paraît après la tribune publiée dans le journal Le Monde le 15 septembre 2024, Niger : « Le président Bazoum et son épouse sont toujours séquestrés dans une indifférence incompréhensible de la communauté internationale. » La tribune a été signée par plusieurs personnalités telles que le prix Nobel de littérature Wole Soyinka, le prix Nobel de la paix Denis Mukwege, l’historien et philosophe Achille Mbembe. Il faut d’ores et déjà souligner qu’une telle mobilisation est rare en Afrique.

Elle est même inédite pour la défense d’un chef d’État renversé par un coup d’État militaire. C’est justement l’occasion de se demander pourquoi un Wole Soyinka, unanimement connu pour sa distance envers les gouvernants africains, voire la classe politique africaine en général, donne autant de sa distinguée personne, de son honneur, de sa réputation, pour une action collective de plaidoyer en faveur de Mohamed Bazoum, maintenu injustement dans les liens de la détention depuis le coup d’État militaire perpétré le 26 juillet 2023 par le général Abdourahamane Tiani, qui fut jusqu’à cette date le commandant de la garde présidentielle.

Vive indignation et démocratie enchaînée

La vive indignation des auteurs de la lettre du 15 septembre, comme celle des auteurs de l’ouvrage paru le 2 décembre, tient au fait que ce n’est pas seulement le chef de l’État Mohamed Bazoum qui a été renversé le 26 juillet 2023, c’est la démocratie nigérienne et les espoirs de démocratisation et de bonne gouvernance en Afrique qui ont pris un coup de poignard de la part de la junte actuelle au pouvoir. Ce n’est pas seulement le chef de l’État Mohamed Bazoum qui est actuellement en détention, c’est aussi la jeune démocratie nigérienne qui se trouve enchaînée dans les geôles des militaires au pouvoir à Niamey. Ce n’est pas seulement le processus de démocratisation au Niger qui a connu un violent coup d’arrêt, mais aussi les processus démocratiques en cours sur le continent africain.

Certes, de nombreux coups d’État ont eu lieu en Afrique depuis l’instauration et la généralisation du pluralisme politique dans les années 90 et même bien avant. Dans la même séquence temporelle, on peut aussi citer le Burkina Faso, le Mali ou la Guinée.

Trajectoire spécifique…

Mais ce qu’il faut tout d’abord souligner et qui n’est pas de moindre importance, c’est la trajectoire politique spécifique sur laquelle était engagé le Niger. Trois moments fondateurs ont contribué à l’enracinement des pratiques démocratiques vertueuses dans ce pays et à l’implémentation d’un consensus sur la nécessité de la bonne gouvernance dans la conduite des affaires publiques.

Il y a d’abord cet acte fondateur que fut la Conférence nationale souveraine tenue du 29 juillet au 03 novembre 1991. Elle aura eu le mérite d’instaurer une saine émulation dans le champ politique nigérien, mais surtout de susciter un jeu d’alliances politiques au-delà des appartenances ethniques ou claniques. Cette séquence historique de la vie politique de ce pays aura aussi mis en avant le débat programmatique. À ce sujet, et pour l’illustrer par un exemple récent, le président Mohamed Bazoum actuellement en détention est issu d’une ethnie largement minoritaire au Niger (Oulad Souleymane).

Mohamed Bazoum a été désigné par son prédécesseur Mahamadou Issoufou comme son dauphin et fut élu chef de l’État le 21 mars 2021 avec plus de 55% des suffrages devant Mahamane Ousmane en dépit de quelques attaques à connotation ethnique qu’il aura subies. Au crédit de la démocratie naissante au Niger, il faut également relever le jeu des alliances politiques comme on l’a rarement connu jusqu’à présent sur la scène politique en Afrique. Alors qu’il se trouvait à la tête d’une coalition minoritaire à l’Assemblée nationale nigérienne et qui ne comptait que quatorze députés, Mohamed Bazoum et sa formation politique réussirent le tour de force de renverser le gouvernement du Premier ministre Hama Amadou (décédé le 23 octobre 2024) par une motion de censure le 31 mai 2007.

Par ailleurs, le Niger est l’un de ces États africains dont les démocraties naissantes ont connu cette perversion de l’alternance politique que certains analystes et politistes appellent aujourd’hui « changements anticonstitutionnels de pouvoir ». Parvenu au terme de ses deux mandats, le chef de l’État sortant Mamadou Tandja (il a tiré sa révérence le 24 novembre 2020) s’autorisa un passage en force, dissout le Conseil constitutionnel qui s’opposa à une modification de la loi fondamentale et passa outre le chœur des protestations de la plupart des forces politiques. Il fut déposé par des militaires républicains de son armée le 18 février 2010. Ceux-ci ramenèrent la démocratie nigérienne sur les rails.

Le troisième moment fondateur de la démocratie nigérienne qui conforta de nombreux observateurs, y compris au sein de la communauté internationale, que la démocratie de ce pays est bien partie, s’il nous est permis de paraphraser l’ouvrage culte de l’agronome et écologiste tiers-mondiste René Dumont, ce fut la décision républicaine et fort rare en Afrique du président Mahamadou Issoufou, de respecter scrupuleusement la limitation des mandats prévue par la constitution de son pays et de ne pas la modifier pour prolonger son bail au sommet de l’État. Il ne dissimula d’ailleurs pas son indignation à l’endroit de certains de ses partisans qui l’incitaient à le faire et les mit aux arrêts.

… et vertueuse

L’élection confortable de Mohamed Bazoum le 21 février 2021 s’inscrit donc dans le sillage de cette longue trajectoire vertueuse. C’est d’autant qu’il fut élu avec une confortable majorité, 55 % des suffrages, et comme il a été relevé plus haut, il est issu d’une ethnie fortement minoritaire pour ne pas se prévaloir des faveurs d’un vote ethnique.

Mais il y a aussi l’homme Bazoum dont le parcours personnel ne laisse pas indifférent. Musulman pratiquant, il est aussi titulaire d’un Diplôme d’études approfondies (DEA) en philosophie, option épistémologie. C’est donc un philosophe des sciences.

Mohamed Bazoum est aussi bien ancré dans la cité céleste qu’il l’est dans le réel qu’il observe avec pénétration et distance. C’est à la fois un être de convictions et de raison. Sa formation universitaire le prédispose à passer le réel, quel qu’il soit, au crible de la pensée critique. Après sept années passées dans l’enseignement, il s’investira dans le militantisme syndical puis dans le militantisme politique.

Ce background permet de comprendre pourquoi le « résistant Bazoum » n’a pas signé sa démission, comme n’ont eu de cesse de vouloir l’y contraindre la junte actuellement au pouvoir à Niamey. Un temps, il se vit menacé d’un procès pour haute trahison, un autre, il se vit accusé de tentative d’évasion alors qu’il est détenu dans l’enceinte du palais présidentiel. Même les conditions spartiates de sa détention, son éloignement de sa famille nucléaire et politique n’ont pas fait rompre ce « roseau pensant » que magnifiait le philosophe Blaise Pascal.

Sa force de caractère, son républicanisme, son intégrité se sont également illustrés dans sa gestion des affaires publiques. Alors que sous l’ère de son prédécesseur, nombre de dignitaires du régime ont été impliqués dans des scandales de corruption, l’intégrité de Mohamed Bazoum n’a jamais été prise en défaut. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le projet éditorial des Lettres au Président Mohamed Bazoum. Philosophe, résistant, prisonnier, comme l’expriment les auteurs en quatrième de couverture :

« Leurs lettres sont diverses, à l’image de ceux qui prennent la plume. Chaque lettre est un message unique, différent, qui reflète un caractère, une sensibilité. Avec émotion, colère aussi, certains auteurs évoquent ce qui leur semble essentiel, des souvenirs, des moments heureux, des combats partagés, leur chagrin devant la souffrance d’un frère. L’exercice prend alors une dimension consolatrice. Certains autres sont plus analytiques et se projettent dans l’avenir. Entre les lignes, s’esquisse le portrait de celui auquel les missives sont dédiées, un être de principes, authentiquement démocrate, soucieux de progrès, pétri de valeurs et de convictions ».

Où va le Niger ?

Comme l’évoque le titre de notre présente tribune, le martyre de Mohamed Bazoum est aussi celui du Niger.

Où va le Niger ? C’est la question qui s’impose plus d’une année après le coup d’État du 26 juillet 2023. Il est bien difficile, dans l’écheveau actuel de la reconfiguration des alliances à l’échelle régionale, de la nouvelle vulgate panafricaniste des hommes forts de Niamey, de la mutation des symboles historiques sans véritable clarté idéologique, de déceler une ligne d’avenir pour le moyen ou le long terme, encore moins.

Ce sont aussi les questions empreintes de perplexité que se pose Seidik Abba, journaliste, chercheur associé et président du Centre international d’études et de réflexions sur le Sahel (CIRES) et auteur de plusieurs ouvrages, dans une tribune intitulée Promouvoir une sécurité et une stabilité durables au Sahel : quelles perspectives pour le Niger au lendemain du coup d’État militaire ?[1] : « À l’analyser de près, le coup d’État du 26 juillet ouvre une nouvelle ère d’incertitudes au Niger. Plus de deux mois après le renversement du président Bazoum, les militaires n’ont pas indiqué le vrai cap que le pays prenait. (…) Il n’y a ni durée de transition, ni agenda de transition, encore moins des modalités claires de partage du pouvoir entre civils et militaires pendant la période transitoire. Il s’y ajoute de grandes inconnues sur la stabilité régionale, après la création entre le Burkina Faso, le Mali et le Niger de « l’Alliance des États du Sahel » (…) ».

Cette perplexité a lieu d’être à l’échelle du continent africain tout entier. Tous les signaux convergent pour indiquer que l’Afrique des libertés que l’on voyait poindre à l’horizon du ciel politique africain est en train de se couvrir de nuages de plus en plus sombres. Les institutions ne cessent de s’affaiblir et les hommes forts ont le vent en poupe. Il suffit de ressasser dans tous les discours le credo d’un panafricanisme obscur et sans boussole conceptuelle pour se voir décerner un brevet de respectabilité et de souverainisme au sein des masses fanatisées et très souvent ignorantes des dessous des cartes.

C’est dans cet unanimisme obscurantiste que, sur les réseaux sociaux ou dans certains cercles de réflexion, on en vient à se réjouir du coup d’État du 26 juillet 2023 au Niger contre le président Bazoum. Cette Afrique-là, ne serait-elle pas en train de se tirer une balle dans le pied en faisant le jeu des nouvelles autocraties et des idéologies de camouflage ?

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[1] Fredriech Ebert Stieftung, Novembre 2023

 

 

  • Le Courrier Panafricain

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