Outel Bono, itinéraire d’un destin brisé

Médecin formé en France, incorrigible panafricaniste, et partisan sans répit de l’indépendance totale de son pays, ce leader tchadien fut assassiné à Paris, en 1973, alors qu’il n’avait que 39 ans. Depuis cette date fatidique, ses assassins courent toujours. Éric Topona Mocnga, journaliste au Programme francophone de la Deutsche Welle, revient sur l’itinéraire de cet homme qui ne retenait pas ses coups contre l’ingérence de la France dans la politique intérieure du Tchad.   

L’histoire de l’Afrique nouvellement indépendante n’a pas refermé le cycle de violences et de bannissements de ses dignes fils que les jeunes États du continent croyaient révolu après l’assassinat des figures emblématiques du nationalisme africain telles que Ruben Um Nyobe au Cameroun, Patrice Émery Lumumba au Zaïre et Barthélemy Boganda en République centrafricaine, pour ne citer que celles-ci. Ces assassinats ont plutôt suscité, en Afrique, des vocations qui ont repris non sans héroïsme le flambeau de la mission d’édifier une Afrique souveraine et prospère, au service de ses enfants, parce qu’elle sera enfin devenue son propre centre.

Au Tchad, Outel Bono était de ceux-là ! Du moins jusqu’à cette tragique et fatidique journée du 26 août 1973, où il sera froidement abattu au cœur de la capitale française. Comme dans un polar, le chercheur Jean-Pierre Bat, l’un des rares à avoir eu accès aux archives du fonds Foccart durant ses travaux de thèse de doctorat en histoire, restitue les circonstances de cet assassinat, dans un article fort évocateur intitulé Meurtre en Françafrique : l’assassinat d’Outel Bono, sans toutefois en attribuer nommément la responsabilité au tout puissant secrétaire des affaires africaines et malgaches du général de Gaulle, Jacques Foccart :

« Paris, quartier de la Bastille. Dimanche matin 26 août 1973, 9 h 30. […] Un homme sort de son immeuble rue Sedaine et traverse la chaussée. Au premier croisement, il tourne sur sa gauche, rue du Commandant-Lamy. Puis il tourne au croisement suivant et s’engouffre dans la rue de la Roquette. La veille, il y a garé sa voiture, une DS 21 qu’il va maintenant chercher. L’homme s’empare de ses clés, ouvre la portière côté conducteur et s’installe au volant pour démarrer. À peine est-il assis que surgit un individu armé d’un pistolet. Ce dernier lui tire une balle dans la joue et une autre dans la nuque, presque à bout portant. La victime s’effondre sur son siège […]. »

L’assassin du Dr Outel Bono, qui s’est aussitôt engouffré dans une 2 CV garée en contresens du lieu du crime, n’a jamais été retrouvé et son forfait n’a jamais connu d’épilogue judiciaire. Le jeune médecin était alors âgé de 39 ans.

 Mais qui était Outel Bono?

Outel Bono est né en 1934 au Tchad à Fort-Archambault (actuellement Sarh) dans la région du Moyen-Chari (sud). Arrivé en France en 1945 à l’âge de 11 ans, Outel Bono suit de brillantes études secondaires, de Bordeaux à Périgueux, en passant par Cahors. Ses études supérieures, il les effectue à la faculté de médecine de Toulouse et en sort en 1960 nanti d’un doctorat en médecine. Bono aurait pu demeurer en France et mener une paisible et lucrative carrière de médecin, mais, habité par un attachement viscéral pour l’Afrique et le Tchad, il retourne dans son pays en 1962.

Pour comprendre les racines de son patriotisme, il faut remonter à ses années de militantisme au sein de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF). Cette fédération voit le jour au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, précisément en 1950, après les congrès de Lyon (avril 1950) et de Bordeaux (décembre 1950). Son but est de regrouper toutes les associations d’étudiants africains en France. Elle est constituée pour l’essentiel d’étudiants issus des colonies françaises d’Afrique et qui estiment que le moment est venu de militer pour la souveraineté de leurs territoires d’origine, en raison entre autres du droit à disposer d’eux-mêmes que leur reconnaît la Charte des Nations unies à l’issue des Assises de San Francisco et de leur inaliénable dignité d’hommes.

À ce titre, la FEANF initie non seulement une tâche de mutualisation des énergies militantes des jeunes patriotes africains, mais elle estime en outre que les cursus universitaires que poursuivent les uns et les autres n’ont guère pour finalité la quête de responsabilités administratives ou politiques dans les systèmes politico-administratifs néocoloniaux : « La maison d’édition Présence africaine et surtout la [FEANF] étaient les deux vecteurs de cet éveil patriotique. » L’étudiant Outel Bono, animateur de la section tchadienne, y joua un rôle de premier plan. Président de l’AETF (Association des étudiants tchadiens en France), il assuma en même temps le poste de rédacteur en chef du bulletin trimestriel L’Étudiant tchadien [1].

Il s’agit, pour cette jeune élite africaine, de bâtir des États qui intègrent dans leurs politiques publiques les problèmes réels des Africains et parachèvent le travail de libération et d’émancipation entrepris au plan politique : « Cette catégorie d’étudiants a choisi d’être non pas des assimilateurs passifs et égoïstes, mais des innovateurs et des producteurs responsables et généreux. »

Ils participèrent donc, à leur manière, par leur plume dénonciatrice et destructrice, au combat du peuple africain pour la conquête de la liberté, dont la lutte la plus difficile, parce que la plus longue et la plus complexe, était celle pour la réhabilitation de la culture nationale. Pour cela, il fallait d’abord et avant tout liquider la situation coloniale, car, comme l’écrit Frantz Fanon : « Il n’y a pas, et il ne saurait y avoir de culture, ou de transformations culturelles nationales, dans le cadre d’une domination coloniale [2]. »

Retour au Tchad et le debut des ennuis avec le régime Tombalbaye

C’est dans ce moule idéologique et habité par de fortes convictions panafricaines et patriotiques qu’Outel Bono retourne au Tchad le 1er août 1962, après un détour par le Parti Africain de l’Indépendance (PAI), proche du Parti communiste français. Comme ce fut le cas dans nombre de jeunes pays africains où les autocrates au pouvoir préféraient avoir à leurs côtés les jeunes universitaires frais émoulus des universités occidentales et porteurs de grandes ambitions pour leur pays, le président Ngarta Tombalbaye s’empressera d’associer Outel Bono à son gouvernement.

Le jeune médecin répondra favorablement à cette décision, mais ne se départira jamais de sa lucidité, de son franc-parler, encore moins des grandes idées qu’il nourrit pour le Tchad. En retour, tous ses mouvements et propos sont scrutés, ses déplacements les plus anodins sont épiés. Dès 1963, avec quelques-uns de ses camarades politiques, il s’indigne contre la dérive régionaliste de Tombalbaye dans la répartition des postes ministériels et son asservissement à la France. Il y voit un dangereux précédent qui desservirait le Tchad qui a pourtant besoin de tous ses fils pour mener à bien ses immenses chantiers de développement et en toute souveraineté.

Outel Bono sera mis aux arrêts le 24 mars 1963 pour « complot ». Interpellé par un commissaire de police français, il est condamné à mort la même année à l’issue d’un procès qui ne fut rien de plus qu’une mascarade et une parodie de justice. Il sera retenu contre le farouche opposant l’accusation affabulatoire de complicité avec le Front de libération nationale du Tchad (FROLINAT). Gracié en 1965, il sera tour à tour affecté comme médecin-chef à l’hôpital d’Abéché (est du Tchad) puis à Fort-Lamy (actuel N’Djamena). Il est de nouveau interpellé le 13 juin 1969 et est condamné à cinq ans de travaux forcés pour « diffamation, propos excitant à la sédition, atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l’État ».

De retour en France en juillet 1972, une année avant son assassinat, le Dr Outel Bono est engagé au prestigieux hôpital de la Salpêtrière à Paris. Mais il n’a pas renoncé à son projet de société pour son pays. Il jouit alors d’une grande considération auprès de la diaspora africaine en France et de la diaspora tchadienne en particulier. Il crée une formation politique dont la seule dénomination est tout un programme : le Mouvement démocratique de rénovation tchadienne (MDRT). C’est d’ailleurs le lieu de préciser que le Dr Outel Bono fut assassiné deux jours avant le lancement officiel de ce mouvement.

Non à l’ingérence coloniale de la France au Tchad

Au-delà de ses critiques sans détour du régime de Tombalbaye, Outel Bono ne ménage pas sa critique de l’ingérence néocoloniale de la France dans la politique intérieure du Tchad. À l’instar de nombre de ses anciens camarades de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF), il estimait que les processus de décolonisation dans les anciennes colonies françaises d’Afrique étaient inachevés. Il était donc de leur devoir de les mener à terme, afin que les peuples africains puissent pleinement assumer la souveraineté que leur reconnaît pourtant le droit international. Ce discours n’était évidemment pas du goût des réseaux Foccart et constituait une menace pour tous ceux-là qui gravitaient autour de cette sinistre nébuleuse.

Dans une proposition de loi de 1988 [3], les élus de la chambre haute du Parlement français évoquent de manière fort édifiante l’assassinat du Dr Outel Bono, précisément l’implication du SDECE (l’ancêtre de la DGSE), le service de renseignements français: « Le SDECE est impliqué dans l’assassinat à Genève en 1960 du Dr Roland Moumie, président de l’Union des populations du Cameroun (UPC) et dans l’assassinat, en 1973, à Paris, du Dr Outel Bono, leader démocratique tchadien. » Une place particulière doit être faite en Afrique noire à ces réseaux parallèles connus sous le nom de réseaux Foccart où se retrouvaient agents du SDECE et membres du SAC (Service d’action civique), prêts à toutes les besognes.

Il est enfin important de relever qu’Outel Bono ne nourrissait aucune aversion contre le peuple français. Durant ces années de détention au Tchad, il a d’ailleurs bénéficié d’un important soutien des milieux progressistes français, ainsi que pendant son séjour dans l’hexagone. En outre, Nadine Bono, son épouse, était une Française originaire de Toulouse (sud-ouest de la France).

Enfin, dans un entretien accordé en août 2023 à Radio France Internationale (RFI) à l’occasion du cinquantenaire de l’assassinat d’Outel Bono, l’ancien Premier ministre, président de l’Union nationale pour le développement et le renouveau (UNDR) et actuel médiateur de la République, Saleh Kebzabo, proche parmi les proches du leader du MDRT, revient sur la stature de ce patriote tchadien d’exception et lui rend un juste hommage. Il en garde « le souvenir d’un compagnon, un compagnon très rigoureux, très loyal, très sincère, très engagé, très déterminé, un politicien vraiment rompu. Vous ne pouvez pas connaître Outel et ne pas le suivre. Tout ce qu’il dit, il le dit dans une rigueur intellectuelle, une conviction telle qu’il emporte l’adhésion immédiatement ».

Éric Topona Mocnga

__________________

[1] Acheikh Ibn-Oumar, Tchad : 40e anniversaire de l’assassinat du Dr Outel Bono, www.yedina.net

[2] Histoire générale de l’Afrique, Le rôle des mouvements d’étudiants africains dans l’évolution politique et sociale de l’Afrique de 1900 à 1975, Éditions UNESCO/L’Harmattan, Paris, 1993

[3] Proposition de loi du 22 décembre 1988 «tendant à modifier l’ordonnance no 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et portant création d’une délégation parlementaire permanente chargée du contrôle des activités des services secrets.»

 

 

  • Eric Topona Mocnga

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