La propagande russe sur le continent cible essentiellement la jeunesse. Ce qui fait dire à Éric Topona Mocnga, journaliste au programme francophone de la Deutsche Welle, spécialisé dans les questions politiques et géopolitiques en Afrique et dans le monde que l’Afrique subsaharienne est redevenue pour la Russie un terrain de chasse idéologique.
Dans la confrontation géopolitique actuelle qui oppose la Russie à l’Occident, les théâtres d’opérations ne sont pas seulement militaires, à l’instar de la guerre en Ukraine. Il ne s’agit pas seulement de s’assurer le monopole des richesses du sol et du sous-sol, la maîtrise des voies stratégiques de circulation aérienne, maritimes ou terrestres. Le contrôle des esprits est également l’un des enjeux de cette bataille. Comme à l’époque des guerres de religion, qui sont d’ailleurs toujours d’actualité, quoique dans une moindre mesure qu’à l’époque médiévale, le contrôle des âmes, la manipulation des imaginaires, l’imposition par les grandes puissances de leurs narratifs respectifs est plus que jamais un véritable enjeu de puissance.
Contrôle de l’information
Le grand stratège Carl Philipp Gottlieb von Clausewitz considérait « la guerre comme la continuation de la politique par d’autres moyens ». Il faut d’ores et déjà rappeler qu’au XXe siècle, précisément durant la Seconde Guerre mondiale, le contrôle de l’information et l’usage de la désinformation pensés de manière méthodique ont contribué de manière décisive à l’issue de la guerre. La guerre idéologique entre les blocs communiste et capitaliste n’a pas fait l’économie de ces moyens d’influence pour asseoir, chacun dans son camp, la légitimité de sa perception idéologique de l’avenir du monde.
Mais, dans la bataille de l’information actuelle où la Russie et son armée d’influenceurs et de « désinformateurs » font feu de tout bois pour s’imposer en Afrique, notamment face aux Européens, trois données essentielles sont à prendre en compte et justifient l’investissement massif des Russes dans ce soft power aux méthodes fort peu orthodoxes.
Les Russes ont parfaitement intégré cette réalité fondamentale que l’humanité, comme jamais dans son histoire, a atteint un niveau d’interconnexion qui permet, en une nanoseconde, de répandre une information sur toute la planète. Ensuite, les outils d’information et de communication ont atteint un tel niveau de sophistication que leur maniement habile rend possible l’intrusion de leurs agents de désinformation dans n’importe quel système d’information et la structuration des imaginaires par de pseudo-informations qui finissent par faire autorité et sont prises pour argent comptant ou une parole d’évangile.
Il faut se souvenir de l’influence des fake news dans la campagne électorale américaine lorsque Hillary Clinton fut défaite par Donald Trump en 2016.
Dans un ouvrage récent, le célèbre journaliste d’investigation américain Bob Woodward révèle jusqu’à quel point la Russie avait infiltré l’appareil d’État américain sous la présidence de Trump, qui a délibérément fondé sa stratégie de communication sur la désinformation de masse avec le soutien de Moscou.
Une note de décembre 2022 du Centre africain d’études internationales diplomatiques, économiques et stratégiques, intitulée Comprendre et Combattre la désinformation en Afrique, atteste qu’« aux États-Unis, le Washington Post a ainsi calculé que, durant son mandat, 30 573 fausses allégations ou mensonges ont été diffusés par le président Donald Trump (principalement via son compte Twitter) ».
L’Afrique, terreau des fake news
S’agissant de l’Afrique, la même étude dresse un constat préoccupant : « Le continent africain est de plus en plus le théâtre de la diffusion de fausses informations dans le but, parfois, de faire avancer un objectif politique ou économique. De nombreuses campagnes soigneusement conçues déversent des millions de messages intentionnellement faux et trompeurs dans les espaces sociaux en ligne d’Afrique. En Afrique du Sud, une étude commanditée par la fondation de la famille Ichikowitz a montré que de plus en plus de fake new sont diffusées sur Internet, ce qui porte atteinte au droit à l’information de près de 90 % des jeunes du continent. »
À l’occasion de certaines consultations électorales aux enjeux cruciaux ou dans le cours de changements de pouvoir par la voie militaire, les réseaux sociaux ont été inondés d’informations non vérifiables ou fallacieuses, auxquelles s’abreuvent, sans capacité de discernement, les masses africaines.
Dans certains pays en Afrique, force est de constater que de nombreux organes de presse écrite ou audiovisuelle construisent parfois leurs contenus à partir des réseaux sociaux.
Forte du constat de cet univers actuel de la diffusion et de la réception de l’information, la Russie a compris que l’Afrique est une terre d’élection où elle pouvait facilement tisser sa toile, car les organes d’information sur le continent africain sont très peu outillés pour disjoindre le bon grain de l’ivraie. Pour en revenir à la Russie, dans la guerre par procuration qui l’oppose à l’Occident en Afrique, sa stratégie consiste à jeter du discrédit sur les capacités militaires de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en diffusant des informations fausses sur de prétendus revers militaires de ses adversaires infiltrés dans les troupes ukrainiennes. Cette stratégie a pour objectif, en Afrique, d’asseoir dans les opinions l’idée de sa supériorité militaire, donc capable de servir aux Africains de bouclier face à un Occident en déclin.
L’Afrique, terrain de chasse idéologique pour Moscou
L’Afrique subsaharienne est redevenue pour la Russie un terrain de chasse idéologique, comme à l’époque de la Guerre froide. Mais à cette différence notable que les États-Unis d’Amérique ne sont plus son principal adversaire sur ce terrain stratégique, mais l’Europe occidentale, notamment la France, qui est la seule de toutes les puissances européennes à posséder des bases militaires sur le continent africain, précisément dans sa région francophone.
Pour l’Afrique, cette stratégie de désinformation délibérée a pour conséquence, non seulement de faire illusion dans les consciences africaines, mais de se rapprocher de Moscou sur la base d’une réalité tronquée.
La stratégie russe d’inféodation des consciences n’a d’ailleurs pas perdu de vue que c’est dans les anciennes colonies françaises d’Afrique qu’existent et continuent d’émerger les actes de défiance les plus affirmés contre la colonisation européenne et ses vestiges. C’est dans cette mouvance que la Russie s’est attaché les sympathies d’influenceurs africains francophones aux convictions panafricanistes discutables, à l’instar du polémiste béninois Kémi Séba, lesquels drainent des milliers de followers sur les réseaux sociaux, en plus de la forte audience dont ils jouissent dans certains médias africains mainstream.
En son temps, le patron du groupe paramilitaire russe, Evgueni Prigogine (décédé le 23 août 2023), avait su, pour prendre pied en Afrique, jouer de sa gouaille et de son habileté communicationnelle, tant et si bien que, lors de sa dernière apparition en public en terre africaine, quelques jours avant son décès, il se posait comme le libérateur de l’Afrique.
Dans cette stratégie de communication russe sur fond d’un panafricanisme de circonstance ou débridé, servi à toutes les sauces, il y a véritablement lieu de s’inquiéter pour le continent africain, notamment pour sa jeunesse.
La jeunesse africaine, chair à canon
Ce segment précieux de la pyramide des âges en Afrique constitue le fer-de-lance de son émergence. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les jeunes constituent la principale cible de désinformation de la propagande russe qui leur est servie par ses relais africains. Si « l’Afrique doit s’unir », comme l’appelait de ses vœux Kwame Nkrumah dans son ouvrage éponyme, le père fondateur du Ghana indépendant et l’un des penseurs les plus profonds et les plus conséquents du panafricanisme, elle doit le faire à partir de son propre centre. La propagande russe en Afrique mène un combat de circonstance, sans dimension prospective pour l’Afrique des prochaines décennies.
Dans le conflit russo-ukrainien en cours, de nombreux Africains ont ainsi rejoint les rangs des forces armées russes, avec le secret espoir et la promesse de lendemains meilleurs. Ils sont camerounais, centrafricains, ivoiriens, congolais, ces Africains dans la fleur de l’âge auxquels la propagande de l’Africa Corps (ex-Wagner) a fait des promesses d’élargissement, pour ceux qui étaient en détention dans des prisons en Russie, ou d’ascension sociale lorsque certains, fuyant la guerre, n’ont tout simplement pas été enrôlés de force, comme des Africains au temps des deux conflits mondiaux du siècle passé. Tel fut par exemple le destin tragique de ce jeune Zambien, Lemekhani Nyirenda, étudiant en Russie, pourtant promis à un bel avenir professionnel.
Nécessité de fact checking
Malheureusement, sur la scène africaine de l’information, le fact checking (Vérification des faits), cet exercice salutaire de vérification des informations est encore embryonnaire. Dans une étude de 2017 de la Fondation pour l’innovation politique intitulée Le Fact Checking. Une réponse à la crise de l’information et de la démocratie, ce think tank définit le fact checking comme un « […] processus de vérification des faits, notamment dans l’univers journalistique. Il s’agit pour les professionnels de l’information de valider l’exactitude des chiffres et des affirmations énoncés dans un texte ou un discours […]. Le fact checking moderne fait face à une triple révolution, en termes d’échelle, de complexité et de visibilité où l’on voit que l’expression se libère et se dissémine à travers le Web et les réseaux sociaux. La vérification des affirmations demande des moyens importants et des recherches à travers des sources de données multiples et hétérogènes. Le grand public est très demandeur de vérification de la grande quantité d’informations qu’il reçoit chaque jour. »
La conversion des organes d’information en Afrique à cette pratique de certification du flux d’informations est vitale pour l’avenir des démocraties, ainsi que pour la paix collective.
C’est le lieu de rendre hommage à un grand Africain, Amadou Mahtar Mbow, lorsqu’étant directeur général de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), il appelait à l’avènement d’un « nouvel ordre mondial de l’information » dans lequel l’Afrique aurait sa place, en tant que productrice de son propre narratif sur ses réalités et son devenir. Force est de constater, hélas, qu’elle n’y parviendra guère en se libérant d’une servitude pour une autre, en construisant son propre narratif, non pas à partir de l’Afrique, mais de Moscou !
Éric Topona Mocnga, journaliste au programme francophone de la Deutsche Welle