Les luttes de clans observées dans l’entourage de l’actuel chef de l’État, et les nombreuses fragilités de son régime font craindre le pire. Ce sont justement ces avis de tempête que rappelle Éric Topona Mocnga, journaliste au Programme francophone de la Deutsche Welle.
Le président camerounais Paul Biya et les militants de sa formation politique, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), célèbrent le quarante-deuxième anniversaire de son accession à la magistrature suprême, ce 6 novembre 2024. À l’occasion des festivités organisées, les services centraux de l’État et leurs démembrements régionaux se sont vidés de l’essentiel de leur personnel. Cette journée n’est pourtant pas fériée dans le calendrier officiel, mais c’est tout comme.
La prégnance du parti présidentiel sur la conduite des affaires de l’État, dont il assume toujours la présidence nationale, donne à cette formation politique l’allure d’un parti-État qu’il a pourtant cessé d’être, du moins officiellement, depuis l’avènement du pluralisme politique au Cameroun en 1990.
Contexte particulier
Cependant, les ripailles et les beuveries organisées à l’occasion des quatre décennies de pouvoir sans interruption de Paul Biya sont célébrées dans un contexte bien particulier, cette année. En effet, « l’homme-lion » est enfin retourné au Cameroun, le 21 octobre 2024, après un long séjour de quarante-neuf jours en Suisse. Certaines rumeurs l’ont pourtant donné pour mort, alors que d’autres le disaient incapable d’assumer les charges inhérentes à la fonction présidentielle, et continuent d’ailleurs de le soutenir mordicus.
Car son retour récent au pays n’a pas fait l’objet des spectaculaires mises en scène dans lesquelles excellent ses partisans. Aucune image authentique de sa descente d’avion. Aucun bain de foule. Le protocole d’État avait été réduit au strict minimum, les grands corps de l’État quasiment tous absents au bas de la passerelle, y compris le Premier ministre Joseph Dion Ngute ; seul le très proche collaborateur du président camerounais, Ferdinand Ngoh Ngoh, le tout-puissant ministre d’État, secrétaire général de la présidence de la République, était présent.
Au fil des ans et de sa longévité au pouvoir, certains compatriotes de Paul Biya en sont venus à l’identifier au Cameroun. Tout part de lui et revient à lui. Même absent du territoire national durant plusieurs mois, il est réputé omniprésent, voire omniscient. Ses thuriféraires le créditent de la capacité à travailler pour le bien-être du pays, où qu’il se trouve dans le monde, qu’il vente ou neige.
Comme un pontife, le grand-prêtre du « Renouveau » est le dispensateur des bonnes grâces. Il a la maîtrise souveraine des fonctions, des béatifications comme des excommunications. Pas un discours d’un membre de la trentaine de gouvernements qu’il aura formés en plus de quatre décennies de pouvoir absolu qui ne lui rende un hommage appuyé, comme il en est de Dieu le Père dans les religions du Livre. Toute promotion à un poste à responsabilités éminentes est saluée et fêtée au Cameroun par une motion de soutien et une fête populaire de reconnaissance pour l’heureux promu. « L’homme du 6 novembre 1982 » s’est imposé durant son très long règne à la tête du Cameroun, comme le commencement et la fin de toute carrière.
Retour sur le parcours de L’homme-lion
Paul Biya, né Paul Barthélemy Biya’a bi Mvondo, est né le 13 février 1933 à Mvomeka’a (un village de la commune de Meyomessala dans la région du sud du Cameroun). Il commence sa carrière en 1962 comme chargé de mission à la Présidence de la République de son pays.
Et, fait rarissime dans un environnement politico-administratif où les disgrâces à l’époque de son prédécesseur Ahmadou Ahidjo étaient légion, pas un seul jour, jusqu’à son entrée au palais d’Etoudi, le 6 novembre 1982, Paul Biya n’aura connu du fait d’un décret une interruption d’activités. Frais émoulu de l’École des hautes études d’outre-mer – cet établissement d’enseignement supérieur français dédié à la formation des administrateurs locaux appelés à prendre le relais de l’administration coloniale –, Paul Biya rejoint le Cameroun muni d’une lettre de recommandation de Louis-Paul Aujoulat, cet administrateur colonial de la démocratie chrétienne française, faiseur de carrières dans le Cameroun nouvellement indépendant. Il est nommé chargé de mission à la présidence de la République du Cameroun et aura passé toute sa carrière à cette place, à l’ombre d’Ahmadou Ahidjo, où il sera ensuite directeur du cabinet civil, puis secrétaire général.
Il a brièvement occupé les fonctions de secrétaire général du ministère de l’Éducation nationale, et reviendra en 1975 pour en être le chef, Premier ministre (1975-1982) et successeur constitutionnel du président de la République en cas de vacances ou de démission.
C’est effectivement ce qui se produisit le 4 novembre 1982, lorsque son prédécesseur, Ahmadou Ahidjo, annonce, à la surprise générale, sa démission de ses fonctions de chef de l’État et transmet officiellement le pouvoir à son Premier ministre, son successeur constitutionnel, et invite tous les Camerounais à lui faire allégeance. Ceux-ci sont saisis d’effroi, car, autant que demain avec le départ de l’actuel chef de l’État, ils ne savent pas de quoi l’avenir de leur pays sera fait.
Par ailleurs, comme le premier président du Cameroun indépendant, Paul Biya et son prédécesseur ont si fortement marqué les imaginaires de leur empreinte qu’ils étaient, aux yeux de certains de leurs compatriotes, nimbés d’une aura d’immortalité. Le Cameroun, c’était Ahidjo. Le Cameroun, c’est Biya.
Eaux troubles
Paul Biya commence son long règne en eaux troubles. Comme il l’a d’ailleurs lui-même reconnu sur les antennes de la chaîne de télévision France 24, ils ne sont pas nombreux dans les cercles du pouvoir à Yaoundé qui lui donnaient quelques années, voire quelques mois à la tête de l’État.
Contrairement à d’autres figures politiques en vue du landerneau politique camerounais à cette époque, Paul Biya n’est jamais apparu comme un animal politique. On ne lui connaît aucun réseau, aucune armée d’obligés prêts à se battre bec et ongles pour aplanir les chemins qui l’ont mené vers le sommet du pouvoir. Au sein du parti au pouvoir, l’Union nationale camerounaise, Paul Biya n’était même pas membre du bureau politique. C’était pourtant le saint des saints du parti unique où se construisaient toutes les carrières, l’outil de formatage idéologique des Camerounais. Premier ministre, Paul Biya est alors connu comme un haut commis de l’État dévoué à l’exercice de ses fonctions.
Divorce avec Ahidjo
Après sa démission de ses fonctions de président de la République le 4 novembre 1982, Ahmadou Ahidjo conserva les rênes du parti et les premières divergences ne tardèrent pas à se faire jour. Par exemple, à l’occasion d’une cérémonie publique à laquelle assistaient tous les grands corps de l’État, l’ex-président de la République arriva sur les lieux des événements après le nouveau chef de l’État.
Cette inversion des rôles et des prérogatives qui ne manqua pas de frapper les esprits suscita aussitôt une vive polémique sur la prééminence ou non de l’État sur le parti. Pour les fidèles d’Ahmadou Ahidjo, le parti avait prééminence sur l’État, alors que les rares partisans sur lesquels Paul Biya pouvait s’appuyer à cette époque rétorquaient que l’État est au-dessus du parti. Dès cet instant, les rapports entre Paul Biya et son prédécesseur commencèrent à se distendre.
En visite au Cameroun et informé par l’ambassadeur de France en poste à Yaoundé à l’époque de ce climat délétère et de la déflagration qui se profilait, le chef de l’État français, François Mitterrand, organisa à Garoua (la capitale de la région du nord du Cameroun et le chef-lieu du département de la Bénoué et ville natale de l’ex-président Ahidjo) une rencontre de réconciliation entre les deux hommes. Elle ne fut que de façade.
Le point culminant de cette défiance mutuelle fut atteint lorsque, le 6 avril 1984, sur les antennes de la radio nationale, un communiqué annonça qu’un complot visant à assassiner Paul Biya, conduit par le capitaine Adamou Salatou (décédé le 9 février 2014), ancien aide de camp de l’ex-président Ahmadou Ahidjo, avait été éventé. Si la responsabilité ou la complicité de celui-ci ne furent pas clairement établies, l’implication de sa sécurité rapprochée faisait tache.
Le putsch manqué du 6 avril 1984, dans lequel furent exclusivement impliqués des ressortissants du Nord du Cameroun, ethniquement proches de l’ancien président, signa la rupture définitive entre Biya et Ahidjo. Exilé en France sur la Côte d’Azur, ce dernier fut condamné à mort par contumace et ne revint plus jamais dans son pays natal jusqu’à son décès, le 30 novembre 1989, à Dakar où il demeure inhumé.
Biya, seul maître à bord
Paul Biya devint, dès ce moment, le seul maître à bord du navire Cameroun. En 1985, il crée sa formation politique dont il est l’inamovible président, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), nomme aux principales fonctions de l’État ses proches, dont certains sont d’anciens camarades de séminaire ou de proches parents originaires comme lui de la province du centre et du sud. Avant de réformer en profondeur sa garde rapprochée qu’il confie aux Israéliens.
Désormais maître du jeu politique, il ne s’est cependant pas défait des pratiques du régime dictatorial dans lequel il a été moulé pendant près d’un quart de siècle.
Si, dans un ouvrage qu’il publie en 1987, Pour le libéralisme communautaire, il donne aux opposants d’Ahidjo en exil des gages d’ouverture politique, son régime mettra aux arrêts le 19 février 1990 l’ex-bâtonnier Yondo Black, qui avait réuni autour de lui des Camerounais pour réclamer un retour au multipartisme, interdit de fait depuis 1966, mais qui demeurait autorisé dans la Constitution en vigueur au Cameroun. Ce dernier sera condamné à 3 ans de prison ferme. Paul Biya consentit à sa libération après de fortes pressions internationales. Cet épisode illustre la méthode Biya durant son long règne.
Capable des discours les plus rassurants sur les libertés ou la démocratisation des institutions, Paul Biya créa, de façon contradictoire, un régime qui fut répressif à l’endroit de la presse ou de toute posture contestataire contre les fondamentaux de son régime. Le journaliste Pius Njawe, pionnier et icône d’une presse libre au Cameroun, fut condamné à la prison ferme en février 1998 pour avoir révélé que Biya avait été victime d’un malaise lors d’un match de la finale de football du Cameroun.
L’opposant Maurice Kamto et des centaines de ses militants furent jetés en prison avant d’être libérés. Certains ont été condamnés à sept ans de prison ferme pour avoir protesté contre le verdict de la présidentielle de 2018, qui donna Paul Biya vainqueur, et contre les détournements massifs par centaines de milliards autour des chantiers de la Coupe d’Afrique des nations, qui a eu lieu en 2022 dans le pays.
Contenir les velléités de succession
Cependant, une fois passées « les années de braise », comme furent qualifiées ces années de forte contestation où une opposition vigoureuse a fait vaciller le pouvoir, c’est à l’intérieur de sa formation politique, le RDPC, que Paul Biya s’emploiera à neutraliser les velléités de succession affichées, dissimulées ou soupçonnées.
Au nom d’une opération de lutte contre la corruption baptisée « Opération Épervier », de nombreux dignitaires du régime se retrouvent jusqu’à présent derrière les barreaux depuis une dizaine d’années. Dans le même temps, la corruption ne s’est jamais aussi bien portée. C’est quasiment tout un gouvernement, d’anciens barons du régime, qui sont aujourd’hui incarcérés dans les prisons de Yaoundé (Kondengui) et de Douala (New Bell) pour des faits de corruption et de détournements de fonds publics.
Dans cette lutte affichée contre la corruption, une juridiction quasiment affranchie des règles de fonctionnement d’une cour de justice moderne a été créée le 14 décembre 2011 ; il s’agit du Tribunal criminel spécial (TCS). Tous les dossiers de corruption qui passent par cette juridiction et qui concernent de hautes personnalités de l’État, soit pour leur mise en accusation, soit pour leur élargissement, sont systématiquement notés au Palais de l’Unité, le siège de la présidence de la République, pour prise de décision.
Certains procès devant ce Tribunal criminel spécial ont tout simplement des allures kafkaïennes, à l’instar du journaliste et ancien directeur général de la Cameroon Radio Television (CRTV, la radiotélévision du Cameroun), Amadou Vamoulké, réputé compétent et intègre, condamné à vingt ans de prison, fin août 2024, pour des fautes de gestion jamais prouvées, après une centaine de renvois. Le 21 décembre 2022, il a écopé de douze ans de prison pour « détournement de fonds publics ».
Tout comme Marafa Hamidou Yaya, l’ancien secrétaire général de la présidence de la République et candidat potentiel à la magistrature suprême, condamné à vingt-cinq ans de prison en septembre 2012 pour un délit inédit dans les annales de la justice : « complicité intellectuelle de détournement d’argent public ».
Orfèvre dans le maniement du bâton et de la carotte, du glaive et de l’onction présidentielle, Paul Biya a fait le vide autour de lui, tant et si bien qu’on ne lui connaît pas de dauphin déclaré. En 2008, une révision constitutionnelle fit sauter le verrou de la limitation des mandats et lui ouvrit la voie vers une présidence à vie. Les protestations de rue qui s’ensuivirent furent réprimées dans le sang.
Fasciné par le clair-obscur, taiseux par nature comme par calcul politique, il n’a jamais rien laissé paraître de l’adoubement de l’un de ses proches au sommet de l’État. Même son fils, Franck Biya, qu’une nébuleuse dénommée « Les Frankistes » propose comme candidat à sa succession, n’a pas eu son onction. Du moins, pas officiellement pour l’heure. En revanche, des clans se constituent ; les armes sont affûtées, celles du droit comme du tordu, pour succéder au natif de Mvomeka’a.
L’un des épisodes tragiques et sanglants de cette guerre de succession sans merci fut l’assassinat du journaliste Martinez Zogo, le 17 janvier 2023 ; au banc des inculpés figurent l’ancien patron des services de renseignement camerounais, Maxime Eko Eko, et le puissant homme d’affaires Jean-Pierre Amougou Belinga.
Le RDPC, un panier de crabes
Le RDPC, parti au pouvoir, est devenu un panier de crabes où les guerres de clans menacent la paix et la stabilité du Cameroun. Paul Biya pourrait laisser à ses compatriotes des institutions affaiblies et aucun homme fort. En 2014, dans une note intitulée Cameroun.Mieux vaut prévenir que guérir, International Crisis Group tirait pourtant la sonnette d’alarme :
« La question pour tous les observateurs de la vie politique camerounaise, qu’ils soient camerounais ou étrangers, est toujours la même : celle de la transition politique post-Biya et de la stabilité du pays. Après trente-deux années de présidence, Paul Biya, âgé de 81 ans et réélu en 2011 pour sept ans, ne semble pas prêt à renoncer au pouvoir en 2018. L’International Crisis Group soulignait déjà en 2010 les fragilités dissimulées par le statu quo non violent et les dangers d’une trop grande fracture entre le régime et la société. Depuis lors, les fragilités se sont accentuées […]. La conjonction d’une pression sécuritaire externe et d’un blocage social et politique interne est un cocktail explosif en cas de transition imprévue. »
Gageons que ce basculement périlleux du Cameroun vers l’inconnu ne se produira pas.
Des questions taraudent les esprits.
La célébration des quarante-deux années de pouvoir de Paul Biya est la dernière avant l’élection présidentielle prévue en octobre 2025. Au sein de l’opposition camerounaise, des candidats à sa succession se déclarent, des stratégies se construisent et se consolident.
Mais des questions occupent les esprits au Cameroun et au sein de la communauté internationale, ce 6 novembre 2024.
Le président Paul Biya, qui sera alors âgé de 92 ans en 2025, celui que l’on nomme le « candidat naturel » du RDPC sera-t-il candidat à sa succession ? Un militant de son parti, un Brutus, défiera-t-il le Père ? La prochaine élection présidentielle sera-t-elle transparente, sans contestations ni arrestations suivies de longues peines de prison comme en 2018 ? Le Cameroun connaîtra-t-il enfin une alternance démocratique au sommet de l’État pour la première fois depuis son indépendance ?
Autant de questions qui restent pour le moment sans réponses et qui risquent de ne pas l’être sous peu. Au grand dam des Camerounais épris de justice ou d’alternance. De démocratie, simplement.