Succès Masra : au-delà d’une inculpation, des interrogations

L’ancien Premier ministre et opposant tchadien, Succès Masra, a été interpellé le 16 mai dernier à son domicile de N’Djamena, et placé en détention quelques jours plus tard dans le cadre d’une enquête ouverte après un massacre survenu à Mandakao, localité située dans le sud-ouest du pays. Si cette arrestation est dénoncée comme un enlèvement par Les Transformateurs, son parti, elle ne manque pas de susciter de multiples interrogations. C’est le cas d’Éric Topona Mocnga, journaliste à la Deutsche Welle

​À l’issue du processus électoral qui a sanctionné le retour à l’ordre constitutionnel, on croyait le Tchad résolument engagé dans le long et difficile processus de développement avec tous ses citoyens de bonne volonté, au-delà des appartenances politiques et des divergences d’opinions.

Cet espoir était d’autant plus permis que les élections locales et nationales se sont déroulées sur l’ensemble du territoire national sans incident notable. Mais voici que les récents affrontements intercommunautaires, dramatiques et sanglants, sont venus remettre en question la fragile mais indispensable cohésion nationale au Tchad, ravivant des querelles et des antagonismes séculaires qui n’ont pour seule finalité que la régression du pays et la mise à mal de sa philosophie du vivre ensemble.

Tournures politico-judiciaires

Les événements de Mandakao ont cependant rapidement pris une tournure politico-judiciaire. Dans les jours qui ont suivi ces massacres entre Tchadiens, le leader de la formation des Transformateurs, ​l’ancien Premier ministre Succès Masra, a été interpellé à son domicile au petit matin, le 16 mai, par les services de sécurité de l’État, et présenté aux autorités judiciaires.

Il est ensuite inculpé pour les faits « d’incitation à la haine et à la révolte » et de « constitution et complicité de bandes armées » ; ces chefs d’inculpation sont d’une gravité extrême à plusieurs égards, sous réserve de la sacro-sainte et inviolable présomption d’innocence dont continue de jouir le justiciable Succès Masra.

Ils nous interpellent d’abord au regard des peines encourues par le prévenu. Si sa culpabilité est établie, une peine privative de liberté aura pour conséquence immédiate de prolonger durablement sa détention et le déchoira de ses droits civils et politiques. Et précisément au plan politique, cette accusation assombrirait lourdement son honorabilité en tant que leader politique et homme d’État.

Procès équitable

Ces observations faites, le premier souhait qu’il y a lieu d’émettre, c’est de voir ce procès se dérouler dans le respect des garanties de justice telles que le prévoit la constitution de l’État tchadien, aussi bien durant la phase d’instruction qu’à l’étape terminale du rendu du jugement. Ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’affaire Masra » sera, au terme du processus judiciaire, le premier test de la vitalité et de la crédibilité des institutions judiciaires du Tchad, telles que voulues par les résolutions du Dialogue national inclusif et souverain (DNIS) ​de 2022 et garanties par la constitution de la ​5​République.

C’est dire que, dans le processus judiciaire qui n’est qu’à ses débuts, tous les acteurs de la justice – qu’il s’agisse du ministère public, de la partie civile ou de la défense – engagent la respectabilité et la crédibilité du Tchad en tant qu’État de droit.

Des interrogations

Au plan politique, il y a lieu par ailleurs d’exprimer des interrogations dont un avenir, proche ou lointain, apportera peut-être les réponses. Les Tchadiens et la communauté internationale ont encore en mémoire les événements tragiques qui ont endeuillé le Tchad aussitôt bouclées les assises du DNIS, le 20 octobre 2022. Il s’est ensuivi une importante fracture au sein de la classe politique, mais aussi entre les citoyens du Tchad. Le pire était à craindre tant les points de divergence étaient importants et les positions des uns et des autres étaient tranchées.

C’est au regard de cet état des lieux que la médiation internationale, notamment sous l’égide du chef de l’État de la République démocratique du Congo,​ par ailleurs médiateur désigné de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC)​, Félix Tshisekedi, ​a été accueillie avec grand soulagement par les Tchadiens. Les images du leader des Transformateurs foulant le sol de son pays natal à sa descente d’avion, dans une symbolique gestuelle d’attachement à sa patrie empruntée au Souverain Pontife Jean-Paul II, ont accrédité par leur force l’idée d’un apaisement durable dans la vie politique tchadienne.

Ce sentiment d’une franche réconciliation aura été conforté par la nomination de Succès Masra au poste de Premier ministre​ de transition et l’entrée dans un gouvernement d’union nationale de plusieurs militants de sa formation politique. Ce modus vivendi avec le pouvoir central, inespéré peu de temps auparavant, s’est poursuivi jusqu’à la tenue d​e​s élections générales.

Comment ces acquis de paix et de concorde entre Tchadiens, et notamment entre le dirigeant des Transformateurs et la majorité présidentielle, ont-ils pu voler en éclats au moment où l’opinion s’y attendait le moins ? Cette interrogation cruciale demeure un mystère. Toute analyse politique sérieuse qui tenterait d’y répondre devrait avoir préalablement connaissance des « accords de Kinshasa » et des « accords Touma​ï », qui demeurent secrets, mais ont rendu possible cette paix retrouvée entre des compatriotes tchadiens. Une fois cette inconnue levée, cette analyse permettrait de démêler l’écheveau dans le feuilleton politico-judiciaire en cours et ce retour fort regrettable à la case départ.

Nul n’a intérêt à voir le Tchad renouer avec les démons de la division et des confrontations stériles, en dehors des cadres légaux et normatifs de la République. Car, finalement, comme le prouve à suffisance l’histoire du Tchad, les Tchadiens en sortent toujours perdants, mais se rendent compte fort tard, hélas, qu’ils ont plutôt fait le jeu de l’ennemi !

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