Tchad : une élection présidentielle pour quoi faire ?

Même si le scrutin du 6 mai 2024 se déroule dans des conditions véritablement démocratiques, c’est-à-dire qu’il est libre et transparent, rien n’est moins sûr que les électeurs tchadiens choisissent une autre figure que celle du président de la transition. Ce qui pose la problématique de l’utilité de cette élection dans un pays où il manque presque tout. 

Pour la première fois en Afrique, un président en exercice, Mahamat Idriss Deby Itno, et son Premier ministre, Succès Masra, sont tous les deux candidats à l’élection présidentielle, sans que cela ne provoque de frictions visibles et des conséquences néfastes sur le fonctionnement de l’État. Le problème, c’est que dans les circonstances actuelles, aucun chef d’État, même s’il est élu au suffrage universel, ne peut gouverner le Tchad sans avoir les faveurs de l’armée. Or, tout semble indiquer que pour l’instant les soldats tchadiens, dont l’engagement est indispensable à la survie du pays, ont une préférence pour leur frère d’armes Mahamat Idriss Deby Itno, président de la transition. C’est un élément essentiel à prendre en compte lorsqu’on analyse la situation du pays de Toumaï. 

Éviter l’expérience burundaise 

Car autrement le risque est grand de se retrouver dans une situation similaire à celle qu’a connue le Burundi en 1993, avec l’assassinat par des militaires de Melchior Ndadaye trois mois seulement après son élection comme premier président hutu du pays depuis l’indépendance. Ce crime odieux avait été l’œuvre d’extrémistes tutsis présents au sein de l’armée burundaise et n’ayant pas digéré la perte de pouvoir. À ce jour, les Burundais subissent encore dans leur chair les contrecoups de cette alternance au pouvoir prématurée. Il faut donc éviter au Tchad, déjà habitué aux soubresauts et aux conséquences néfastes d’une instabilité institutionnelle chronique, de vivre l’expérience burundaise. Il faut donc mettre en garde les Tchadiens contre les risques que ferait courir une instabilité des institutions tchadiennes à la sous-région. Le Tchad étant une société minée par des divisions régionalistes et traversée par des réflexes identitaires rétrogrades, il faut absolument pour le pays se garder de faire un saut dans l’inconnu.

D’autant plus que dans notre Afrique, où les leaders politiques ont souvent, hélas, une propension à considérer le pouvoir comme un don du ciel à se partager en famille, un changement d’exécutif à marche forcée au Tchad serait synonyme de la mise à l’écart de ceux qui font tourner la boutique actuellement et qui ont acquis une certaine expérience (« sagesse concrète tenant sa maturité de l’épreuve seule », selon les mots du professeur Theophile Obenga) dans la gestion de la chose publique. Dans le contexte actuel, les soustraire à cette tâche – ce qu’induirait inéluctablement un changement d’exécutif – pourrait compliquer les données de l’équation.

Poser cette problématique sur la table ne signifie pas que l’on est contre la démocratie ou que l’on prend un malin plaisir à proposer une dictature aux Tchadiens. Pour nous, le manque de lucidité ou encore l’incapacité à évaluer les rapports de force et à changer son fusil d’épaule sont les pires choses qui peuvent arriver à un homme politique. Savoir s’adapter aux circonstances et aux contingences géopolitiques et géostratégiques est une qualité recherchée chez tous les leaders. Mais, plus que tout, s’abstenir d’entraîner son pays, ses partisans, dans la voie de l’instabilité est la preuve d’un pragmatisme politique et d’un patriotisme authentique.

Un moratoire sur les élections pour préserver la paix sociale ? 

Entendons-nous bien : l’auteur de ces lignes n’est nullement opposé à l’idée d’une compétition démocratique au Tchad, à l’issue de laquelle un leader pourrait remplacer le clan Deby au pouvoir depuis plusieurs décennies, bien au contraire. Seulement, nous disons qu’être réaliste, c’est tenir compte des réalités du pays. Le Tchad n’étant pas un pays de tradition démocratique comme le Sénégal, l’alternance au pouvoir dépend d’un certain nombre de facteurs qui sont loin d’être réunis à ce jour. Donc, dès l’instant où les deux têtes de l’exécutif tchadien, qui ont signé un accord de réconciliation fin 2023, sollicitent tous les deux le suffrage de leurs compatriotes et que la rivalité n’a pas l’air de provoquer un chamboulement, il aurait fallu économiser les ressources mobilisées pour l’organisation du scrutin, dont le nom du vainqueur est connu d’avance. Les ressources ainsi économisées auraient pu servir au financement d’un programme ambitieux de développement pour doter le Tchad des infrastructures de base indispensables. Combien d’écoles, de dispensaires et de logements sociaux auraient pu sortir de terre si les Tchadiens s’étaient résolus à y consacrer les centaines de milliards de F CFA destinés à financer la prochaine élection présidentielle ?  

Les Africains gagneraient à identifier leur priorité et à y consacrer le peu de ressources financières dont ils disposent. Le mimétisme institutionnel dans lequel beaucoup de pays africains se sont engouffrés constitue le plus grand frein au développement du continent. Donner l’impression au monde d’être dans un système démocratique en organisant mécaniquement des élections ne présentant aucune garantie de transparence et d’équité – alors qu’on a du mal à se soigner ou à se loger – relève de l’escroquerie. Il vaut mieux parvenir à un consensus autour des nécessités nationales. Quelles sont-elles pour le Tchad ? La paix, qui implique une stabilité politique, la sécurité, l’éducation, la santé et l’énergie à bas coût. Si, par exemple, pour y parvenir, le train est obligé de passer par la mise sous le boisseau de l’ensemble des compétitions politiques, ce serait le prix à payer pour le développement du pays. Pourquoi ne pas imaginer l’adoption d’un moratoire sur les élections le temps que l’ensemble des forces vives du pays se mettent ensemble pour travailler à relancer le pays. Dans un grand élan patriotique, les forces politiques du pays ainsi que la société civile dépasseraient alors leurs divergences et conjugueraient leurs efforts pour développer le Tchad. 

En tout cas, l’idée d’un moratoire sur les élections est séduisante. On nous objectera que face aux calculs personnels, à la haine recuite entre les acteurs politiques et à leurs divergences irréconciliables, sa mise en œuvre paraît complexe voire compliquée. Nous rétorquons que rien n’est impossible à ceux qui essaient ; il suffit de mettre un peu de bonne volonté pour faire prospérer les idées. D’ailleurs, nous sommes conscients que nous prenons le risque d’être critiqués en disant ces choses. Les censeurs et les directeurs de conscience nous reprocheront de proposer une dictature qui ne dit pas son nom ou de suggérer qu’il faut aujourd’hui au Tchad une « démocratie minimaliste » reposant davantage « sur un gouvernement efficace que sur un gouvernement démocratique ». 

Pourtant, ce n’est pas exactement ce que nous proposons. Au-delà de l’idée que « le continent a davantage besoin de bons gestionnaires que de démocrates », il faut créer un environnement propice à la compétition politique dans lequel il y a moins de misère. Mettre ses intérêts personnels de côté en faisant équipe même avec ses ennemis, est un signe de maturité. C’est aussi la preuve que l’on place l’intérêt général au-dessus de tout. En plus, nous sommes persuadés, à l’instar du professeur de droit public Guy Rossatanga-Rignault, qu’il vaudrait mieux des gestionnaires intègres et responsables, même autoritaires, que des démocrates démagogues et peu scrupuleux. Parce que se pose inévitablement la question de la responsabilité des leaders politiques dans la marche historique de leur pays. Autrement dit, même si nous n’ignorons rien des polémiques suscitées par la nomination de Succès Masra au poste de Premier ministre, nous sommes convaincus que l’ex-opposant a accepté la fonction pour être utile à son pays et au peuple tchadien. Une décision qui s’inscrit dans le droit fil de son combat politique et qui est cohérente avec la nouvelle stratégie qu’il a adoptée, laquelle a permis son retour d’exil, le 3 novembre 2023, à la suite de la signature d’un accord de réconciliation à Kinshasa. 

Certes, ses détracteurs se sont évertués à pointer un supposé renoncement de sa part, l’accusant au passage de dévoyer son combat et de salir la mémoire des dizaines de manifestants tués par balles le 20 octobre 2022 alors qu’ils protestaient contre le maintien des militaires au pouvoir à l’issue des dix-huit premiers mois de la transition. Ils n’ont pas hésité à tirer des conclusions définitives, estimant que « le transformateur » serait « transformé » à son tour. Allusion à peine voilée au président de la transition, qui aurait retourné son adversaire, ainsi qu’à la dénomination du parti de Succès Masra, Les Transformateurs. Mais ce n’est pas un hasard si c’est dans les rangs des néopanafricains du numérique, ces activistes au discours clivant et à la russophilie assumée, que l’on a recensé les charges les plus violentes et les flèches les mieux empoisonnées contre le Premier ministre tchadien. À l’évidence, la décision de Succès Masra de rejoindre la transition – ce qui lui a permis d’être candidat à la présidentielle – n’entrait pas dans les plans de tous ceux qui continuent d’œuvrer en coulisse pour le déraillement du processus, Wagner et compagnies en tête.

Pourtant, en posant ses valises à la primature, Succès Masra a cessé de ne penser qu’à lui pour se glisser dans la peau d’un homme d’État capable de sacrifices. Ce faisant, il tord le cou aux théories qui veulent qu’en Afrique les responsables politiques soient inaccessibles au dépassement de soi. Au-delà de lui permettre d’être aux prises avec les difficultés quotidiennes de ses compatriotes et de rechercher des solutions concrètes pour les résoudre – ce qui est beaucoup plus gratifiant que les joutes oratoires et les manifestations – preuve est faite qu’on peut être adversaires politiques et travailler de concert dans l’intérêt du pays. Les deux têtes de l’exécutif tchadien auraient dû aller au bout de la logique en intégrant tous leurs compatriotes dans un vaste chantier de relève national. Cela aurait permis d’économiser du temps et de l’énergie. 

 

  • Le Courrier Panafricain

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